Tout débute par une plaisanterie, une gaminerie : pour surprendre sa femme, un homme décide de se raser la moustache qu'il porte depuis plusieurs années. Le résultat n'est pas celui escompté. Non seulement son entourage ne remarque pas le changement, mais il lui assure qu'il n'a jamais porté de moustache.
A partir de cet instant, le personnage principal (qui n'est pas nommé dans le texte, il me semble) se plonge dans le doute et la paranoïa. Sa femme, ses amis, ses collègues veulent-ils lui retourner sa plaisanterie ? ou sombre-t-il réellement dans la folie ?
C'est avec cette idée, à la simple et accrocheuse, se situant entre le synopsis d'un épisode de la quatrième dimension et une microfiction de Régis Jauffret, qu'Emmanuel Carrère nous emmène dans le quotidien d'un couple au sein duquel les identités volent en éclats.
Le roman se décompose clairement en deux parties : la première tourne autour de ce sentiment de paranoïa croissant, la seconde est plus un questionnement autour de l'identité et de la solitude.
Selon moi, cette dernière est nettement plus réussie que la première.


Ce que je peux reprocher à la première moitié du roman est probablement la froideur clinique de l'écriture, et des relations entre les personnages (par rapport au sujet traité) : chaque décision des protagonistes prend les allures d'un coup lors d'un match d'échec. "Elle a fait ça, donc elle pense ça, et je peux la contrecarrer comme ça, etc..." Dès le début, les relations entre les personnages s'établissent sur des interactions de "causes à effets". Le personnage prémédite sa plaisanterie, imagine les différentes possibilités de réactions, essaie de choisir l'attitude la plus adaptée. Devant l'absence de réaction de sa femme par rapport à sa "métamorphose", il juge son attitude à l'aune de toutes les plaisanteries qu'elle a pu faire auparavant. Même l'amour que les personnages se portent (ou semblent se porter), paraît très calculé, affecté, et semble surgir pour apporter une satisfaction personnelle ou justifier une posture. Le personnage principal, un moment convaincu de la folie de sa femme, se complait dans le rôle du conjoint protecteur, mais uniquement pour détourner de soi le spectre de la folie.
Tout doit être calculé, avoir une justification.


En détaillant toutes ces possibilité, ces conjectures, l'auteur a composé une première partie relativement lourde, que j'ai trouvé un peu surdimensionné par rapport au sujet abordé. Une nouvelle aurait suffit dit-on et aurait probablement donné plus de force au récit. Mais c'est surtout ce milieu très égocentrique et parisien qui empêche l'empathie avec les personnages.


En revanche, la seconde partie est sublime. L'auteur nous plonge dans les doutes, l'indécision et la solitude d'une manière avec une intensité rarement atteinte. Ce personnage qui se recompose une personnalité dans la solitude m'a rappelé (bien que mon souvenir soit un peu brumeux) l'ambiance de Cité de Verre de Paul Auster.


Le final est mémorable et assez glaçant.
Il serait présomptueux de tirer une morale de cette histoire : est-ce le couple qui induit la perte d'identité ? le quotidien ? est-ce réellement un voyage au coeur de la folie ? ou une fable fantastique ?


Chacun verra midi à sa porte, et c'est tant mieux : cela prouve que nous la conservons, nous, cette identité.

Mentarque
7
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le 21 juil. 2015

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Mentarque

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