Nous faisons allusion à la célèbre théorie de Lénine selon laquelle « la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie continuellement, chaque jour, chaque heure, spontanément et massivement. » Cette idée, qui constitua un principe intangible du bolchévisme, est manifestement absurde aussi bien sous sa forme générale que dans le cas concret de la Russie de la NEP (Nouvelle politique économique). Si la petite production « engendre » spontanément, constamment et massivement le capitalisme, celui-ci aurait vu le jour quatre mille ans plus tôt, dans l'empire d'Hammourabi. (...) L'idée erronée de Lénine, suivant laquelle « le paysannat donne constamment naissance à la bourgeoisie », avait cependant une fonction « idéologique » de premier ordre dans la pédagogie totalitaire : en baptisant « petits-bourgeois » et « capitalistes » ces millions de moujiks misérables, Lénine et Trotski accoutumaient les (...) marxistes à l'idée de l'emploi de la force contre l'immense majorité des paysans et préparaient idéologiquement la « solution finale » des années 1930... Grâce à ces raisonnements pseudo-marxistes, la liquidation des koulaks (paysans aisés) devint pour la gauche du monde entier une chose allant de soi.

Tel est le problème posé par Kostas Papaïoannou, philosophe marxiste français d'origine grecque proche de Castoriadis, dans son interprétation de la politique bolchévique contre les paysans des années 20 et 30. Le rapport des bolchéviques aux paysans se pose d'emblée comme problématique. En effet, les bolchéviques sont largement sous-représentés au sein de la paysannerie qui constitue l'immense majorité de la population russe de l'époque. Pour ne pas s'aliéner cette population — qui constitue l'essentiel des effectifs de l'Armée Rouge —, Lénine accepta les revendications paysannes en faveur d'une privatisation des terres. La paysannerie russe des années 20 est ainsi constituée du taux historiquement inédit de 95% de petits propriétaires — c'est-à-dire autant de « petit bourgeois » faisant renaître chaque jour le capitalisme dans les campagnes, d'après Trotski.


La désorganisation industrielle et l'anarchie régnant dans les campagnes durant la guerre civile avait fait s'effondrer la production agricole russe. Le problème du ravitaillement des villes se posait donc d'autant plus que la famine menaçait. La réponse du pouvoir bolchévique fut la réquisition forcée par les soldats. Les paysans répondirent d'abord en cachant le blé et en réduisant le nombre de terres cultivées, puis par la lutte armée (on parle des « Verts »). La situation devenant intenable, le pouvoir bolchévique consentit en 1921 à adopter des mesures « capitalistes » pour redresser la production agricole : c'est ainsi que naquit la NEP, prévoyant la suppression des réquisitions et des livraisons forcées et le retour du libre commerce, de la location des terres et du salariat agricole. Mais dès son instauration, Lénine, qui avait conçu la Russie comme « le pays le plus petit-bourgeois d'Europe », fait ce constat : « Ne fermons pas les yeux au fait que le remplacement des réquisitions par l'impôt signifie que l'élément koulak se développera beaucoup plus qu'avant. Il croîtra dans des endroits où il ne pouvait pas croître. » Or en 1928, dernière année de la NEP, l'échec du système des kolkhozes est patent : ceux-ci ne constituent qu'une part infime de la paysannerie russe. Un tournant s'impose donc que Staline entreprendra au début des années 30 : celui de la dékoulakisation. Développant une véritable « koulakophobie », Staline, autrefois défenseur de la petite paysannerie, commence à voir dans l'immense paysannerie russe autant d'éléments contre-révolutionnaires promettant la ruine de l'Etat bolchévique. Il est donc décidé de collectiviser par la force les terres en expulsant les paysans de leur exploitation pour les installer dans les kolkhozes.


Ceux-ci constituent des collectivités d'agriculteurs partageant leur temps de travail entre celui dédié au petit lopin de terre laissé libre à chaque famille (et qui s'avère être l'élément le plus productif des kolkhozes) et le travail obligatoire dans les terres collectives, que l'auteur compare aux corvées auxquelles étaient soumises les serfs d'autrefois. Chaque kolkhoze était soumis à des livraisons obligatoires à l'Etat ; en outre, il devait obligatoirement payer les services des MTS, organismes chargés des travaux motorisés dans les champs — l'auteur compare ce système à celui du four ou du moulin banal, que le paysan était obligé d'utiliser (les fours ou meules individuels étant bannis). Le système est encadré et surveillé par une vaste bureaucratie, nouvelle classe dirigeante du pays.


Ainsi, observe l'auteur, là où Lénine avait promis en 1917 la disparition de la bureaucratie, celle-ci n'a fait que croître au fur et à mesure qu'un contrôle totalitaire des campagnes est mis en place pour éradiquer « le capitalisme » consubstantiel à la paysannerie libre. Plus qu'une unité de production, le kolkhoze est, d'après l'auteur, une unité fiscale ; il compare à ce titre le système bolchévique aux anciens systèmes romains, byzantins ou asiatiques dominés par une bureaucratie qui assure sa domination par le regroupement forcé des paysans en unités fiscales par le moyen de la collectivisation des terres. L'ensemble de l'agriculture russe est ainsi perçue comme un moyen de satisfaire au parasitage économique de la nouvelle classe dominante, la bureaucratie, qui use d'une nouvelle forme de servage et d'extorsions en nature des biens produits, ainsi que de la terreur, pour assurer sa domination totalitaire.


Papaïoannou compare la mise en place de ce système avec ce que Marx appelait l' « accumulation primitive du capital » et qui désigne l'ensemble des procédés utilisés depuis le XVe siècle (en Angleterre) pour concentrer les terres et les richesses aux mains d'une minorité de grands propriétaires : il s'agit du fameux système des enclosures, de l'accaparement des communs par les grands propriétaires, des diverses mesures légales pour imposer le système rigide de la propriété privée et criminaliser le vagabondage afin de constituer une masse de miséreux disponibles pour l'industrie, sans parler des raids menés par l'armée pour expulser les paysans de leurs terres et les contraindre à rejoindre l'usine. Les faits s'étant produits en URSS au début des années 30 sont en effet, selon l'auteur, comparables : l'armée avait raflé dans les campagnes les paysans pour les emmener de force au kolkhoze. Face à cette terreur, un rapport de police de 1931 décrit une population complètement brisée, sans plus aucune velléité de résistance :

On a réussi à rendre les gens tout à fait passifs. Peu importe comment on les traite ; ils n'en soucient plus ; jadis un homme arrêté était escorté par deux miliciens ; à présent il n'y a qu'un seul milicien pour escorter un groupe de gens [arrêtés] et ceux-ci marchent calmement, et aucun d'entre eux ne prend la fuite.

Seul acte de résistance : les paysans détruisent leurs récoltes et massacrent leur bétail avant d'être raflés. En trois ans, l'URSS perd ainsi environ la moitié de son cheptel, tous animaux confondus !


Le qualificatif, employé par l'auteur, d' « accumulation totalitaire du capital », est d'autant plus mérité que, pour les dirigeants bolchéviques, il s'agissait non seulement de briser une classe « antibolchévique » par essence, mais également d'établir un système d'extorsion des revenus pour accumuler le capital nécessaire à la politique d'investissement dans l'industrie lourde (plutôt que légère !) choisie par le pouvoir. Ainsi, conclut Papaïoannou, l'Union Soviétique, « contrainte » par son faible développement initial et en usant de la terreur, des massacres et du travail forcé, a accompli l'accumulation primitive du capital la plus brutale du monde capitaliste, commettant l'exact inverse d'une réelle libération des travailleurs, rabaissant la condition paysanne à un état plus dégradé encore qu'avant la révolution du 1917.

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le 1 mai 2024

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