Mélancoliques mimoïdes
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Au lecteur d'aujourd'hui peu attentif, La ronde passera pour une série de saynètes grivoises plus ou moins drôles et sans grand intérêt. Pourtant, si les dialogues ne font effectivement pas sauter au plafond, on peut rapidement détecter le motif principal de la pièce : une critique sociale sans tabou de la société viennoise de la fin du XIXème siècle - même si la veine en est essentiellement comique. Et dans le cas de La ronde, le contexte de la pièce s'avère au moins aussi important que la pièce elle-même.
La ronde - dont vous connaissez peut-être l’adaptation cinématographique de Max Ophüls - est organisée en dix saynètes, chacune présentant deux personnages, une femme et un homme, dans un quartier de Vienne à chaque fois différent. Les personnages se tournent autour, la femme fait en général mine de repousser les avances de l’homme - mais ce peut être l'inverse - et ils finissent par coucher ensemble. La chose est représentée symboliquement par une ligne de tirets, qui fait inévitablement penser à un texte censuré. Et censuré, celui-là le fut, et pas qu'un peu ! Bref, après cette ligne de tirets résumant l'acte sexuel, le dialogue entre les deux personnages reprend, puis ils se quittent. Le lecteur comprend sans peine que tout ça sera sans conséquences et que les deux personnes, protestations d'amour (qui reviennent souvent) ou pas, ne se reverront plus (à l'exception du couple marié) et passeront à autre chose. Saynète suivante : on garde un des deux personnages de la saynète passée, un autre apparaît, et tout recommence : on se tourne autour, on joue les farouches, ou couche ensemble, on promet de se revoir, et hop, saynète suivante, sur le même schéma. En dix variations au total.
Vous aurez compris que c'est la forme qu'a donnée Schnitzler à la pièce qui fait son efficacité et son intérêt. Car tous ces personnages échangent leurs rôles et leurs textes constamment, tout en parcourant l'ensemble des quartiers de la ville, des plus mal famés aux plus riches : le cloisonnement social parfaitement en place à Vienne en 1896 (date d'écriture de la pièce) vole en morceaux. La géographie imposant la séparation des classes est mise à mal, les femmes font ou disent la même chose que les hommes, les prostituées la même chose que les bourgeois ou les aristocrates, à l'aide de dialogues qui reprennent sans cesse, en boucle, les mêmes paroles : "Je ne suis pas du genre à faire ça", "Est-ce que tu m’aimes ?", "Mais oui je t'aime.", "Tu me rappelles quelqu'un", "Revoyons-nous très bientôt", etc., etc. Ce sont donc ces répétitions et ces échanges constants qui font de cette pièce une critique sociale, par ailleurs plus comique qu'acerbe. Pour autant, on se plie pas de rire en la lisant, d'autant qu'aujourd'hui, elle a en partie perdu de son efficacité satirique.
Et pourtant... quand elle fut écrite, en 1896-1897, il était carrément impensable de la faire jouer, et même de la faire éditer, et Schnitzler la fit publier pour ses amis en 1900 à compte d'auteur en 200 exemplaires. Même pas prévue pour être vendue, elle fut déjà conspuée allègrement, puis à nouveau en 1903, lorsqu'elle fut publiée officiellement. Puis on l'interdit en 1904. Ne parlons même pas de la première à Berlin en 1921, qui déclencha moult insultes antisémites et deux procès, dont le second se termina par un autodafé. Vienne fut plus clémente avec une simple interdiction de représentation pendant un an...
Ce qui prouve que ce qui peut paraître au premier coup d’œil une simple fanfreluche dit bien des choses sur son époque, et qu'il serait bien dommage de passer à côté. Mais nous en reparlerons certainement avec la biographie d'un célèbre peintre viennois...
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Créée
le 29 mai 2018
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