Attentat sans précédent dans l'histoire de la pensée
Pourquoi lire Hegel à ce jour ? Pourquoi ne pas plutôt passer votre temps, votre énergie et votre argent à batifoler ou à considérer plus attentivement le but de votre existence ? A moins que vous ne soyez préparé à ce que chaque fibre de votre être soit vidée, déchirée, marquée par-delà tout espoir de guérison (les dommages sont irréversibles) ; à ce que votre âme soit sujette à un battement viscéral assimilable à une expérience décourageante et sclérosante d'auto-flagellation intellectuelle et physique ; s'il en est autrement, alors Hegel n'est certainement pas pour vous, et la Grande Logique encore moins. Cette dernière vous ferait presque adorer chausser des talons difformes, pour leur notoriété colportée comme un exercice rompu au seuil de douleur, une expérience relativement féminine, telle une hirsute créature qui verrait, sur une plage de sable fin, ses pieds pédicurés caressés par de capricieuses vagues... et vous n'aurez pas même à y penser. Votre existence n'est rien (dans le sens d'un pchhhhhhht gazeux, plutôt que comme non-être), Hegel va vous détruire. De l'intérieur comme de l'extérieur. Dans votre intimité comme en-dehors. De manière corrosive, critique, et méritée, car, qu'est-ce que la philosophie sinon effectivement le complet et absolu retournement de ce que tout un chacun tient pour en soi évident, comme pris pour acquis, donné, comme vérités, comme sacré ? Vous saisissez ?
Cependant, si vous êtes sérieux sur ce point, laissez tomber par suite tout projet de lecture des trois Critiques de Kant (les points d'entrée essentiels de la pensée kantienne), ou dans le cas présent de la Phénoménologie, ou de la Philosophie du droit de Hegel. Ces deux derniers livres sont généralement considérés comme ses ouvrages les plus connus et lus, mais ils arrivent à peine à la cheville du carburant, du muscle essentiel de sa pensée. Je vous le dis, jetez-vous à bras le corps dans l'abstruse, profonde extrémité, l'abysse sans nom, là où règne le bachique festoiement, du génie et brio hégélien. Cette pure came qui asphyxiera, obscurcira, irisera cet instinct, ce flot vital et cette sensibilité hors de vous. Je parle bien sur de cette Science de la Logique, le plus grand ouvrage de philosophie jamais écrit. Cette merde vous dévorera vivant, vous laissera en lambeaux, parfaitement insensible. Peut-être même vous constipera-t-elle, mais c'est là le moindre de vos soucis.
"Cette critique est la plus antiphilosophique qui soit. La philosophie ne semble vous servir que d'exaltant." - Qu'ouïs-je ? Aurais-je été abusé par un effet acoustique ? Je reconnais que dans le feu peu frénétique d'un moulinet paginatoire horaire plafonnant péniblement vers 5, des considérations plus "techniques" auraient pu suivre, si d'aventure j'avais senti - excroissances d'une aide précieuse à qui souhaite virevolter parmi les gorges étroites de l'abscons - les ailes me pousser. Cependant toute tentative de ce genre s'avérant d'avance pachydermique et forcenée pour nous, faibles esprits, je préfère, futurs lecteurs, vous faire l'économie d'une pensée diluée, pour mieux vous ménager une rencontre assourdissante, inopinée, sans hublots, avec un véritable réacteur tricéphal, qui déchiquète dans ses turbines dialectiques objets et concepts, la fleur de leur moment à peine éclose, puis les égrène au passage, en ayant fait son miel, parmi les reliquats d'une architecture toujours ascendante, à plein régime, vers le ciel de l'Idée.