Comment expliquer le fait social ?
Le marxisme, le structuralisme, la mémétique et les diverses variantes de ce que Boudon appelait le "sociologisme" nous ont expliqués que les choix des individus étaient soumis à des forces occultes poussant l'individu à agir de façon irrationnelle. L'individu croit opérer un choix, mais en réalité, il n'est que le jouet de ces forces qui le dépassent et le déterminent. (Matérialisme historique, structures sociales, etc.)
À rebours de la sociologie classique, ce genre d'explication était à une époque très populaire dans les sciences sociales, en particulier en France. Toute sa vie, le sociologue Raymond Boudon s'est efforcé de démontrer l'aporie de ces théories. Avec l'individualisme méthodologique et la théorie de la rationalité ordinaire, il a montré que l'on pouvait parfaitement expliquer des phénomènes tels que la reproduction sociale, les croyances erronées ou la pluralité des conceptions éthiques (entre autres exemples), en partant de l'individu qui opère des choix intentionnels et rationnels dans un contexte donné. Cette explication est d'ailleurs beaucoup plus rigoureuses sur le plan scientifique que les variantes du sociologisme qui tendent aujourd'hui à être abandonnées, sauf peut-être en France.
Que l'individu soit rationnel, autonome, qu'il fasse lui-même ses choix ne signifie pas pour autant qu'il est capable de penser et d'agir n'importe comment. Évidemment, le contexte conditionne ces choix. Mais Boudon explique qu'il ne faut pas confondre les paramètres et les causes :
L'individualisme méthodologique n'implique nullement que l'être humain soit un atome suspendu dans un vide social. Il appartient au contraire à un environnement social, politique et culturel. Il a un passé. Il a des ressources cognitives et culturelles variables d'un individu à l'autre. Mais ces données constituent les paramètres et non les causes de son comportement. Le fait que je doive contourner un pâté d'immeubles pour atteindre le point auquel je désire me rendre paramètre mon comportement. Il ne le détermine pas. Le fait que je dispose de ressources financières limitées paramètre ma consommation : il m'interdit de rêver à la possession d'un jet privé. Il ne la détermine pas. La distinction entre paramètres et causes est essentielle. La première notion enregistre l'existence d'un fait patent, celui de l'autonomie humaine. La seconde l'ignore. Or la sociologie ne peut davantage ignorer l'autonomie humaine que la mécanique ne peut ignorer la pesanteur.
Il y aurait donc une différence entre l'homme et le légume ?
Finalement, en ne prenant en compte que les causes matérielles dans l'explication du fait social, les sociologistes ont tout simplement oublié un détail important : le facteur humain.
(Cette chose complexe qui fait que la plupart du temps, l'action humaine est imprévisible.)
La sociologie comme science est un résumé de toute l'oeuvre de Raymond Boudon sous forme d'autobiographie intellectuelle. Un excellent livre de synthèse des analyses ce grand penseur français, disciple de Weber, Durkheim et Tocqueville, qui a réduit à néant des idées reçues encore en vigueur actuellement chez beaucoup de gens. Indispensable pour tout étudiant en sociologie, il fait office d'introduction pour aller plus loin.
NB : Je recommande également Y a t-il encore une sociologie ?, un livre d'entretien avec Raymond Boudon. (Voir ma critique.)