La stratégie de l'énigme

Résumé : Extrait du livre:Je me laisse convaincre, mais c'est alors pour voir apparaître, de ce fait même, une énigme nouvelle dans le tableau : car je m'étonne que cette proclamation de la nécessité de la croisade - celle-ci spécifiquement un événement de l'histoire humaine - ait été confiée à Piero della Francesca ; et plus encore que celui-ci en ait accepté la tâche. Piero comme je le comprends, ce ne fut nullement, en effet, un de ces esprits qui s'intéressent aux événements de l'histoire, un de ces peintres qui aiment les mettre en scène : à preuve l'évidente mauvaise volonté - la gaucherie provocante - avec laquelle, dans La Légende de la Croix, il se résigne à donner figure à la victoire d'Héraclius sur Chosroès. Tout à côté de «L'Invention et la Preuve de la vraie Croix», qui a de l'absolu, dirait-on, dans son organisation rationnelle de l'espace, cet emmêlement de corps d'hommes et de chevaux est, lui, d'une extrême confusion : comme si, dans sa conception d'ensemble du cycle, Piero avait voulu montrer que ce qui y était réel, c'est le métahistorique, l'épiphanique, l'intemporel, et non ce qui se joue au plan des hasards qui caractérisent le temps vécu. Comme on est loin ici de l'aisance, également signifiante, avec laquelle Léonard de Vinci abordera le même problème dans sa Bataille d'Anghiari ! Mais Léonard, dans cette peinture comme dans d'autres, est en avance sur son époque, chez Paolo Uccello la Bataille de San Romano n'est pas davantage que chez Piero della Francesca l'évocation réaliste d'un fait d'histoire récente, et ce serait un anachronisme que d'interpréter les premiers travaux de la perspective, dont Piero a été un maître, avec en esprit la pensée qu'ils avaient pour projet d'aller visiter des événements là où ils se produisent dans l'espace, et d'aider ainsi à en méditer