Ma lecture du moment, La vie ou presque, de Xabi Molia
Un livre intelligent et lucide sur la littérature, ses exaltations, ses réussites (rares) et ses échecs (nombreux). En racontant la vie de trois écrivains aux trajectoires divergentes mais complémentaires, Xabi Molia fait de l’écriture de romans une aventure elle-même romanesque plus que sociologique.
Sans didactisme, il révèle les failles d’auteurs en quête de l’œuvre parfaite ou du moins digne d’une reconnaissance : leurs blessures d’ego, les contraintes qu’ils s’imposent, le rôle désespérant des circonstances fortuites de publication, les problèmes de posture publique et politique. Cette réflexion sur les mésaventures de l’écriture se déploie à travers trois existences mouvantes et insatisfaites, dont le rapport au monde est façonné par la publication (ou non) de leurs livres :
- Paul, écrivain talentueux mais qui se compromet dans le jeu médiatique, ses mesquineries et outrances ;
- son frère Simon, écrivain posé et idéaliste qui rêve d’atteindre la perfection littéraire mais qui se fera surtout connaître par son engagement ;
- Idoya, l’écrivaine géniale et débordante d’idées brillantes mais qui reste hors-jeu (le roman livre des extraits écrits par Idoya et lui accorde donc paradoxalement plus « d’existence » littéraire qu’aux deux autres alors qu’elle peine à être publiée, comme si la vacuité apparente de sa vie était inversement proportionnelle à la densité et au génie des textes qu’elle a dans la tête).
Ces existences commencent dans les années 1975-1980 et se terminent près d’un siècle plus tard, ce qui fait basculer la seconde partie du roman dans l’anticipation crédible des évolutions du monde à l’ère des IA, des univers virtuels et des crises écologiques et politiques actuelles. Ces mutations remettent en question la place et les formes de la littérature à l’avenir, quand des programmes informatiques pourront écrire des romans entiers pastichant n’importe quel écrivain en quelques minutes. Ce débordement de la fiction dans notre futur interdit par ailleurs de pouvoir prédire à l’avance la destinée des protagonistes et réserve quelques belles surprises et / ou inquiétudes.
Le style du récit est fluide et précis, le rythme rapide (le livre se lit d’une traite ou presque). Loin de toute grandiloquence, l’écriture vise plutôt la justesse et se caractérise par une salutaire distance avec les ambitions littéraires démesurées de ses protagonistes qui les condamnent à un éternel sentiment d’échec. Le tour de force de la narration est donc de dialoguer en filigrane avec les diverses formes narratives et stylistiques expérimentées par les trois protagonistes et donc de proposer, en creux, un quatrième protagoniste, le narrateur. Avec une ironie et un humour discrets, celui-ci, qu’on devine fasciné par les ambitions folles de ses personnages, a le recul et la sagesse (la ruse ?) de les circonscrire à la fiction.
Cette lucidité sur la littérature et sur les évolutions de notre monde n’est pas sans amertume : les échecs des personnages, leurs grandeurs contrariées, leur humanité pétrie de défauts ne séduiront pas tout le monde. Il faut bien sûr voir, au-delà des désillusions de l’écriture, une ode à la littérature et à sa nécessité existentielle.