Quand Philip Roth publie son deuxième roman,Laisser courir,il a vingt neuf ans.Soit deux ans moins que son personnage principal,Gabriel Wallach.Il n’est donc pas vain d’établir une comparaison entre l’écrivain et son double romanesque.Raconter une histoire où un jeune homme équilibré,aimant son prochain et croyant aux solutions,finissant par déchanter au contact d’hommes ou de femmes bornés,inaltérables,révèle quelque part un besoin d’évacuer plusieurs expériences déplaisantes de Roth par la fiction.Au début des années 60,où la récession et le mal du siècle n’est pas à son apogée,l’écrivain sait-il qu’il dénote avec ce long parcours du combattant de 900 pages? Certains passages du livre peuvent le laisser penser mais le « burn-out » émotionnel jaillissant de fréquentations plus ou moins proches (son père, sa petite-amie,mère-célibataire,un couple dont le mari travaille dans son université) n’est déjà que trop courant.Quelque part,la volonté de Roth de parler de l’épuisement lié aux autres, est révolutionnaire dans une Amérique misant déjà sur la destinée collective commune via la publicité et des usages bien conformes à la société.De plus, en introduisant des moments délicats dans Laisser courir ( la rupture d’avec la communauté juive suite au refus d’un mariage mixte, un avortement quasi clandestin ou encore une démarche d’adoption tournant au vinaigre pour ne donner que quelques exemples),Philip Roth portrait une société encore conservatrice où les solutions alternatives pour continuer à vivre sereinement ou même revivre sont mises à la marge.Une position courageuse pour un jeune écrivain commençant seulement à trouver son lectorat.Laisser courir,au delà d’ être une leçon de choses pour un humain trop bienveillant,stigmatise donc un écrin social pas encore abouti.Les choix de Gabe Wallach,du couple Herz,de la mère-célibataire Martha Reigenhart sont aussi emblématiques d’un entre-deux que leur environnement n’a pas encore pris en compte.Ces membres d’une société encore très codifiée et rigide sont donc insatisfaits,dégoûtés et ont du mal à tenir leurs places dans la vie de tous les jours.Lire de tels récits en soi n’est pas vraiment réjouissant mais prouve au lecteur actuel que les avancements sociaux ne se sont pas fait rapidement et que c’est parfois toujours le cas.Roth,qui a valorisé son travail à partir de son troisième roman,aurait pu être chaviré par les éclairages que Laisser Courir procure aujourd’hui.Parfois,les premières publications d’écrivains ne sont pas valorisées à leur juste valeur en leur temps.Il se trouve que de nos jours,Laisser courir aurait cette possibilité d’être un témoignage d’une société à la conquête d’avancées significatives.Au niveau du style,l’utilisation d’une narration sur plusieurs personnages du roman (avec comme point d’ancrage l’omniscience de Gabe Wallach) est fort satisfaisante et permet à Roth de moduler son intrigue sans lasser.900 pages qui finalement se lisent plutôt vite et ne provoquent pas un essoufflement attendu à un moment ou à un autre.L’essentiel étant de voir que l’agencement subtil entre le romanesque et le sociologique a bel et bien pris dans cet itinéraire singulier de jeune homme des années 60.