"Philosopher est un acte simple" (Bergson, La pensée et le mouvant, p.139)
Cette épigraphe est bien entendu tout à fait ironique lorsqu'il s'agit d'aborder "Le Bergsonisme" de G. Deleuze, car, en effet, ce n'est pas vraiment la simplicité (euphémisme) qui caractérise cet ouvrage. Il est même conseillé de s'armer d'un tube complet d'aspirine au moment d'aborder ce texte, étant donné son admirable densité: en une centaine de pages, Deleuze parvient à la fois à nous donner une recension profonde de certaines des principales "intuitions" bergsoniennes, tout en nous en proposant une lecture tout à fait personnelle. Ici, chaque mot compte, chaque mot pèse. Je dois personnellement être à ma 4e ou 5e lecture de ce livre qui, outre un caractère assez fascinant, recèle à chaque fois de nouvelles découvertes, de nouveaux détails qui avaient nécessairement échappé lors des précédentes lectures.
Car oui, quoi qu'on pense des propositions de Deleuze lorsqu'il philosophe pour son compte (je ne suis moi-même pas très convaincu par certains de ses ouvrages), il est pour moi cependant incontestable qu'il s'agissait d'un très grand lecteur et d'un commentateur de génie; il nous a ainsi gratifié de plusieurs ouvrages centrés spécifiquement sur un auteur (Kant, Nietzsche, Proust, etc.), sans doute issus de cours qu'il aura donné, qui brillent tous par la rigueur (et encore une fois par la sobriété) de leur écriture, leur grande compréhension des auteurs abordés, mais aussi par leur capacité à en transcender la pensée vers de nouveaux champs philosophiques. Fin de cette parenthèse laudative.
Cependant, ce "bergsonisme" ne doit pas nous induire en erreur: il ne s'agit absolument pas d'un livre d'introduction à la lecture de Bergson! (je le dis pour avoir moi-même commis cette erreur en mon temps) A l'inverse, celui-ci ne révélera toute sa richesse qu'une fois lus tous les principaux livres de Bergson, Deleuze y piochant à loisir selon les besoins de sa démonstration. De toute façon, de par sa complexité intrinsèque, ce livre boutera de lui-même hors de ses pages les non-initiés qui oseraient s'y aventurer.
Un mot pour commencer sur le titre. Pourquoi "le bergsonisme", comme une référence à un courant philosophique (qui d'ailleurs dans les faits n'a pas vraiment existé tant Bergson a eu peu de descendants directs), et non pas, par exemple, "la philosophie intuitive de Bergson"? Tout simplement parce que Deleuze entreprend ici - plus encore que de dévoiler - de produire, de construire une véritable méthode et un véritable système bergsonien, qui ne sont, de toute évidence, pas présents tels quels dans les textes du vieux maître. Il cherche à redonner, de façon d'ailleurs assez paradoxale, une cohérence d'ensemble, un aspect systématique, à un penseur qui s'est lui-même souvent distancié, avec sa "philosophie de la précision", de la notion même de "système philosophique", allant même jusqu'à clamer haut et fort que chaque livre était pour lui comme un nouveau départ et que ses idées avaient, pour un certain nombre d'entre elles, fluctué au cours de sa carrière. Deleuze ne prend donc absolument pas au mot Bergson sur ce point.
Une des propositions fortes de Deleuze, développée dans le chapitre 2 consacré plus particulièrement aux Données immédiates de la conscience (1889), c'est que tout le projet bergsonien serait sous-tendu par l'idée d'une "multiplicité virtuelle", se distinguant d'une "multiplicité numérique", celle-ci se caractérisant par son homogénéité, même en cas de division (on sait que l'on peut découper une ligne droite, mathématiquement, à l'infini, mais qu'au final, chaque bout de la ligne sera fondamentalement de même nature que tous les autres bouts), tandis qu'une multiplicité virtuelle se définirait au contraire par son incapacité à se diviser ou s'agrandir sans changer immédiatement de nature. Quiconque connaît un tantinet l’œuvre de Bergson aura compris que l'une renvoie à l'étendue, prise en compte par l'intelligence, tandis que l'autre correspond à la durée, qui peut être ressaisie pour sa part par l'intuition.
Si cette opposition entre deux multiplicités n'est pas explicitement un fil conducteur pour Bergson lui-même tout au long de son œuvre, elle est cependant effectivement au cœur de son premier ouvrage (Les données immédiates de la conscience) et permet, il est vrai, de clarifier, une partie de son cheminement philosophique ultérieur. Le concept s'avère particulièrement opératoire lorsqu'il s'agit d'analyser les 3 principaux ouvrages philosophiques de Bergson (ou en tout cas les plus indispensables selon moi), soit les Données immédiates (1889), Matière et mémoire (1896) et L'évolution créatrice (1907); il n'a par contre que peu de prise sur des ouvrages comme Le rire (1900) ou Les Deux sources de la morale et de la religion (1932), soit le versant plus sociologique de son œuvre. On peut néanmoins reprocher à Deleuze, comme cela a d'ailleurs été fait, de ne pas assez reconnaître sa paternité, sa contribution propre dans le "système bergsonien" qu'il propose ici, en voulant notamment faire endosser à Bergson une acception du mot "virtuel" qui est, de toute évidence, loin d'être avérée (ou en tout cas loin d'être systématique) sous sa plume.
Deleuze, dans le 5e et dernier chapitre de l'ouvrage, propose ainsi de substituer au couple "possible / réel" (largement et brillamment critiqué par Bergson à plusieurs reprises dans son œuvre) la dichotomie "virtuel / actuel", le virtuel devant nécessairement se concrétiser au travers d'une actualisation qui aboutira sur de la nouveauté, c'est-à-dire qui ne sera pas la duplication à l'identique d'un modèle préexistant; on retrouve bien entendu là la réflexion bergsonienne relative à l'élan vital et son jaillissement d'imprévisible nouveauté. Point particulièrement complexe de l'interprétation deleuzienne de Bergson, une "multiplicité virtuelle" serait aussi, plus profondément, une "coexistence virtuelle": tous les éléments passés, toutes les forces virtuelles, s'agrègent, coexistent (y compris dans différentes configurations impliquant la répétition virtuelle des mêmes éléments); dès lors, de façon surprenante, une répétition virtuelle devient le sous-bassement (la "nature naturante" nous dit Deleuze) de la durée actuelle, qui est écoulement perpétuel. Cette conception est en particulier développée et illustrée dans le chapitre 3 central, consacré à Matière et mémoire, avec l'image du fameux cône de la mémoire. Ainsi, même si la réalité de la conception bergsonienne de la mémoire est plus que douteuse (pour être gentil), voire totalement fausse (idée d'une conservation ontologique intégrale du passé dans un passé en soi, appuyée sur le postulat d'une différence radicale de nature entre corps et esprit), elle intéresse tout particulièrement Deleuze sur un plan conceptuel et logique, pour sa dimension heuristique vis-à-vis du reste de l’œuvre, mais pas vraiment pour sa capacité à dire le réel (nous reviendrons sur ce bémol en conclusion de cette critique).
Un autre fil conducteur de l'ouvrage de Deleuze est l'intuition, élevée au rang d'une méthode précise et rigoureuse (l'intelligence étant appelée à venir déconstruire elle-même l'intellectualité avec méthode pour aboutir à de l'immédiat), Deleuze se mettant ici directement dans les pas de Bergson qui, dans La Pensée et le mouvant (1934), appelle bien à cette interprétation de l'intuition face au reproche, récurrent à son encontre, d'anti-intellectualisme; cependant, Deleuze propose ici, dès le premier chapitre, une définition infiniment plus "carrée" et claire que tout ce qu'a pu proposer Bergson lui-même (à ma connaissance), en ramenant la méthode d'intuition à 3 grandes règles:
1/ critiquer les problèmes et non les solutions; s'interroger sur la vérité des problèmes philosophiques posés; dénoncer les faux problèmes, notamment ceux issus de mixtes mal analysés, c'est-à-dire qui englobent et confondent des éléments de nature différente, qui différent qualitativement;
2/ réussir à identifier les vraies différences de nature pour bien poser les problèmes, de manière créative...
3/ ...ce qui nécessite de penser en termes de durée, car la configuration de notre intelligence, avant tout tournée vers la matière et l'action, entraîne le philosophe à vouloir tout spatialiser, c'est-à-dire à rechercher l'homogène là où il y a de la création, de la nouveauté.
Ainsi, la réussite de l'intuition bergsonienne se mesure à l'aune de sa capacité à poser correctement des problèmes en distinguant correctement entre les faits / objets actuels de nature différente, toutes les différences de nature pouvant être réduites in fine à la dichotomie temps / espace, cette dernière renvoyant elle-même aux deux ordres de multiplicités décrits plus haut. Mais, comme le note Deleuze, si l'on pose qu'il y a des tendances de nature différente dans ce qui nous est donné actuellement, cette différence de nature ne peut pourtant n'être portée, logiquement, que par la durée, l'espace étant, fondamentalement, source de répétition. Mais (c'est là que ça devient puissant!) à partir du moment où l'on considère que la différence entre durée et étendue est une réalité (c'est-à-dire que l'espace n'est pas seulement une impureté qui nous camouflerait la durée, seul véritable substrat de la réalité), alors la distinction de nature elle-même entre durée et étendue ne peut être générée in fine que par la durée, seule force pouvant aboutir à de telles différences. Il en découle (c'est en tout cas comme cela que je le lis) que le dualisme actuellement constaté entre durée et étendue doit logiquement aboutir, virtuellement, à sa source, à un monisme: les différences numériques caractéristiques de l'étendue seraient en fait une version appauvrie, affaiblie des différences de nature caractéristiques de la durée; et l'étendue elle-même ne serait que de la durée détendue, ayant perdu toute tension (thèse centrale de L'évolution créatrice).
Si les thèses défendues par Deleuze sont convaincantes et éclairent d'un jour nouveau les articulations de la pensée de Bergson, on peut néanmoins reprocher à l'ouvrage (s'il faut chercher un point négatif) de ne s'intéresser en quelque sorte qu'aux soubassements logiques de l’œuvre bergsonienne et de ne pas développer une approche suffisamment critique sur le fond des problèmes abordés: outre que Deleuze semble parfois chercher de toute force à réduire à zéro les incohérences et contradictions inhérentes à l’œuvre bergsonienne (même quand celles-ci découlent de toute évidence d'une véritable évolution des positionnements de Bergson d'un ouvrage à l'autre), il ne se prononce que trop rarement sur la validité (la vérité) de thèses pourtant aujourd'hui assez vieillies: je pense en particulier aux théories bergsoniennes, déjà évoquées, de la mémoire et de l'immortalité de l'âme (dualisme corps/esprit), mais également à la dispute Einstein / Bergson, qui a largement tourné en faveur du premier (Bergson ne faisant au fond, face à la révolution relativiste, que reproduire son argumentation déjà développée dans Les données immédiates à l'égard de la physique newtonienne classique, sans vraiment chercher à se saisir de la nouveauté de cette percée scientifique), et qui couvre une bonne partie du 4e chapitre. Autre reproche assez récurrent chez Deleuze: celui-ci ne développe généralement pas assez ses considérations fondées sur des concepts mathématiques et scientifiques et tend à les mobiliser de façon un peu légère; je pense notamment aux multiplicités riemaniennes, qui sont évoquées à plusieurs reprises, sans donner véritablement aux lecteurs la capacité de comprendre de quoi il retourne.
Hormis ces quelques bémols, ce petit livre demeure de mon point de vue une véritable référence des études bergsoniennes, à laquelle devrait s'attaquer tout amateur du philosophe français (à condition, encore une fois, d'avoir un certain bagage en la matière étant donné la complexité de l'ouvrage) - pas forcément pour sa fidélité totale à la pensée de Bergson, qui demeure discutable, mais surtout pour certaines perspectives philosophiques ébouriffantes qu'il ouvre à partir de cette pensée.