J'avais longtemps repoussé la lecture de ce roman. On m'avait toujours dit que c'était très dur à lire, genre Ulysse et autres choses de ce style. Et comme Ulysse, je n'ai toujours pas dépassé la page 50 (mais je ne désespère pas, j'y arriverai, un jour, j'y arriverai).

[PETITE EXPLICATION D'ORDRE AUTOBIOGRAPHIQUE QUE VOUS POUVEZ PASSER SANS PROBLÈME ET QUI N'A STRICTEMENT AUCUN INTÉRÊT DANS CETTE CRITIQUE, MÊME QUE JE ME DEMANDE POURQUOI J'EN PARLE ICI, MAIS CE N'EST PAS GRAVE NI IMPORTANT ET IL VAUT MIEUX QUE JE CONTINUE CAR LA, J'AI L'IMPRESSION DE ME DISPERSER]
Pendant mes études littéraires, j'ai tellement lu et surtout décortiqué (à la syllabe près parfois) des textes lourds et complexes que, quand j'en suis sorti (des études, pas des textes), ej me suis promis de me consacrer uniquement à de la lecture qui me plairait, et rien de compliqué ! Oui, mais voilà, depuis un an environ, je me suis lancé dans la lecture de textes bizarres tout autant d'étranges (Virginia Woolf ou Thomas Pynchon, par exemple). Et là, le Faulkner, il me titillait grave (il n'est pas le seul : il y a toujours Ulysse, que j'ai essayé de lire 4 fois pour le moment, et Lowry me tente bien aussi).
Finalement, je me suis lancé dans l'aventure.
[FIN DU PARAGRAPHE AUTOBIOGRAPHIQUE SANS INTÉRÊT MAIS QUE J'AI VOULU PLACER QUAND MÊME PARCE QUE J'AIME BIEN PARLER DE MOI. ET VOUS, QUOI DE NEUF ?]

Le Bruit et la Fureur est un roman de la subjectivité, de la maladie, de la mort et de la violence.
L'histoire est celle d'une famille sudiste sur trois générations, mais en se focalisant sur la deuxième génération (les enfants). On plonge successivement dans la tête de trois d'entre eux (sur quatre) : Benjy le malade mental, Quentin le suicidaire incestueux et Jason le tyran domestique.
Et quand je dis qu'on plonge dans leur tête, c'est vraiment au sens propre. Nous sommes successivement ces trois personnages. Faulkner a pris le parti d'une écriture immersive où nous avons le flot des pensées de ces personnages. Le principe du point de vue interne est ici exploité à son maximum. Du coup, nous ne connaissons que des bribes de vérités, que des morceaux d'histoire.
Parce que l'histoire de ce roman, ça ne l'intéresse vraiment pas, le Faulkner. Du coup, son roman ne raconte presque rien (enfin, si, il y a bien une histoire, mais l'auteur insiste avant tout sur les sentiments et les impressions des personnages). Douleur, malaise, haine, voilà ce qui peuple le Bruit et la Fureur. ça, et des pensées qui ont libre cours et qui passent rapidement d'un sujet à l'autre, d'une époque à l'autre.
Passé et présent sont emmêlés si inextricablement qu'il paraît quasiment impossible de les séparer. Et c'est le but recherché par l'auteur. C'est surtout flagrant dans la première partie, lorsque nous sommes dans la tête de Benjy, le malade mental. Les souvenirs se mêlent constamment à la réalité présente, ce qui fait qu'on ne sait plus trop ce qui est réel, du passé ou du présent. En fait, le passage se fait souvent par associations d'idées (ainsi, Benjy se promène près d'un golf, et chaque fois qu'un des joueurs parle du caddie, Benjy se souvient de sa sœur, Caddy, et les souvenirs surgissent avec violence, prennent le devant de la scène et la réalité disparaît pour un temps).

Parfois, les pensées déboulent avec tant de violence que la ponctuation n'y résiste pas. "et les muscles de ma mâchoire qui s'engourdissaient et ma bouche qui disait Attendez Attendez une minute à travers la sueur ah ah ah derrière mes dents et papa ce sacré cheval ce sacré cheval Attendez c'est ma faute chaque matin je longeais la barrière avec un panier il se rendait à la cuisine en traînant son bâton contre la barrière chaque matin et je trainais à la fenêtre"...
Car se plonger dans Le Bruit et la Fureur, c'est s'immerger dans un fleuve déchaîné de violence. Tous les sentiments y sont malsains. Nous sommes dans une famille de dégénérés (plus qu’éventuellement consanguins). Et les thèmes abordés sont terribles.
Il y a la mort : celle de certains personnages, celle du père alcoolique. Et aussi la mort symbolique de toute une culture, de ce Sud de l'esclavage et des champs de coton, de ces immenses familles de propriétaires terriens, etc.
il y a la maladie aussi. La mère qui est toujours au lit et n'en sort que pour se plaindre. Benjy l'arriéré mental. Jason et ses migraines. Et même si les personnages ne sont pas effectivement malades, ils en ont l'allure, comme cette description impressionnante d'une servant noire, Dilsey : "Elle avait été corpulente autrefois, mais, aujourd'hui, son squelette se dressait sous les plis lâches d'une peau vidée qui se tendait encore sur un ventre presque hydropique. On eût dit que muscles et tissus avaient été courage et énergie consumés par les jours, par les ans, au point que, seul, le squelette invincible était resté debout, comme une ruine ou une borne, au-dessus de l'imperméabilité des entrailles dormantes."
Les pulsions sexuelles aussi sont très présentes. Une sexualité malsaine, là aussi. Caddy qui est enceinte très jeune, sa fille qui saute sur les comédiens du théâtre qui vient d'arriver en ville, Quentin et ses pulsions incestueuses envers caddy sa sœur. Sans compter Benjy qui saute sur les jeunes écolières qui passent à côté de lui (mais était-ce vraiment avec une intention sexuelle ? en est-il vraiment capable, d'ailleurs ?) et qui se retrouvera castré (pour plus de sécurité). Et un éventuel amour incestueux entre la mère et Jason.

Amour qui n'est pas dit clairement mais que Faulkner laisse supposer. Et là, on atteint à quelque chose d’essentiel dans l'écriture du roman : on a l'impression que les choses les plus importantes ne sont pas dites. Qu'il faut savoir guetter entre les lignes, dans les non-dits, pour trouver l'essentiel. Ainsi, le seul des enfants à ne pas être narrateur du roman, c'est Caddy, la fille. Or, j'ai vraiment la certitude que tout le roman tourne autour d'elle. L'affection maladive de Benjy, l'amour de Quentin et la haine de Jason, tout est centré sur Caddy. Personnage qu'on entrevoit, qui reste fugitive, une ombre, une forme.

Nous sommes donc, pendant presque 400 pages, au centre d'un déferlement inouï de violence et d'insanité. De quoi rendre le roman insupportable, si ce n'était pas aussi bien écrit.
Car, ne nous y trompons pas, c'est là un chef d’œuvre d'écriture, et Faulkner maîtrise son style à la perfection. Ce flot malsain suit un cours parfaitement maîtrisé. L'auteur se permet même des moments de poésie, comme lorsque Quentin évoque son amour incestueux pour sa sœur :
"Si seulement nous avions pu faire quelque chose d'assez horrible pour que tout le monde eût déserté l'enfer pour nous y laisser seuls, elle et moi".
De même, si je peux revenir un instant sur l'histoire globale, on voit que ce roman, qui paraît chaotique de prime abord, est en fait très bien construit, très savamment structuré. Certes, on a l'impression que ça ne raconte pas grand chose, mais ce n'est qu'une illusion. Quelqu'un qui aurait à étudier en détail le roman, noterait les différnets souvenirs et les flash-backs, qui remettrait tout en ordre pourrait, au bout de plusieurs lectures, avoir une histoire familiale cohérente. Moi, j'ai préféré me laisser emporter par les émotions. Par ce déchaînement d'energie pure, de passions et de sensations extrêmes. par cette écriture très travaillée qui ne cherche pas à atténuer les douleurs inavouables mais tente d'en représenter toute la violence.
Un roman inoubliable.

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le 10 févr. 2014

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SanFelice

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