Dans Le chant du coucou, nous suivons la jeune Triss, une petite fille chroniquement malade, toujours couvée par ses parents, au coeur d'une petite ville d'Angleterre des années 20.
Triss se réveille un beau matin alitée et soigné par un médecin, avec aucun souvenir de qui elle est et de ce qui lui est arrivée. Alors qu'elle tente de remettre des noms sur des visages, des mots sur des lieux, on lui apprend qu'elle est tombée dans le Sinistre la nuit dernière, qu'elle a bien failli se noyer, et qu'elle est donc très souffrante. Effectivement Triss ne se souvient de rien de cette nuit-là, elle a du mal à retrouver ses propres souvenirs, et se surprend à avoir une faim dévorante qui lui fait régulièrement perdre la raison. Et comme si ce n'était pas assez suffisant, sa petite peste de soeur Penelope la traite comme si elle était un monstre.
C'est ainsi que commence le roman, avec cette question qui plane au-dessus de la tête de Triss : que s'est-il passé au Sinistre ? Que faisait-elle au bord du cours d'eau en pleine nuit, et est-elle tombée ou a-t-elle été poussée ?
Le choix du nom de la rivière choisie par Frances Hardinge n'est pas anodin, car depuis sa tombée dans le Sinistre, l'histoire de Triss va prendre un tour des plus sinistres.
L'auteure raconte l'histoire du point de vue de la jeune Teresa, laquelle est totalement perdue dans l'enchaînement des événements. Une amnésie partielle, des crises de somnambulisme et une faim de loup hors du commun, ces symptômes sont nouveaux pour Triss, qui a pourtant l'habitude d'être surprotégée par ses parents depuis les cinq dernières années, depuis que Sebastian, le grand frère, est mort à la guerre. Elle est devenue leur chose précieuse, leur toute petite fille fragile, et elle se complait dans ce rôle, alors que Pen se complait de son côté dans celui de la petite agitatrice, effrontée et fugueuse, à laquelle les parents n'accordent que très peu voire plus aucune attention.
Mais depuis sa sortie du Sinistre, Triss se comporte étrangement. Comme lui dit Pen, elle "fait tout de travers", et elle vit dans la terreur que ses parents s'en rendent compte et lui retirent l'amour inconditionnel qu'ils lui vouent.
Or ce n'est que le début des déconvenues pour Triss. S'ensuit une aventure hors du commun, ou des gens mangent des poupées, des acteurs de cinéma muet sortent de l'écran, des lettres fantomatiques se déposent dans des tiroirs, des univers s'ouvrent sous des ponts, et des flocons de neige tombent en été.
Ce qui était au début une sorte de roman familial se transforme en épopée fantastique aux tournures gothiques.
C'est drôle, avant de me mettre à écrire j'étais persuadée d'avoir préféré les deux derniers tiers du roman. Mais en écrivant ce résumé et ces quelques lignes, je me rends compte que j'ai finalement beaucoup aimé cette première partie axée sur la relation de Triss à ses parents et à son monde.
Triss est une petite fille sans perspective. Ses parents l'adorent, mais sa soeur la déteste et elle n'a aucun ami. Toujours souffreteuse, elle ne va pas à l'école, elle ne sort que très rarement du manoir, et elle n'a aucune expérience de la vie réelle, à part ce que lui en disent ses parents. Elle éprouve une profonde solitude, du fait qu'elle ne sort jamais, qu'elle n'a pas d'amis, et que même sa propre soeur ne souhaite pas trainer avec elle. Triss est une petite fille de onze ans qui n'a que sa famille au monde, qui ne connait rien d'autre, et dont la seule peur est de se voir ôter la seule chose qu'elle possède : l'amour de ses parents.
Pen, quant à elle, est tout l'inverse de Triss. Sauvage et entêtée, plein d'énergie et de fureur de vivre, elle passe sont temps à s'échapper, à se chamailler, à courir dans tous les sens à travers la ville pour mener sa propre vie. A neuf ans déjà, elle est considérée comme un cas désespéré par ses parents qui ne la comprennent pas. Ses fugues ne leur font plus peur, ils ne s'inquiètent plus réellement de son sort, ils s'inquiètent juste de leur autre fille, et cela meurtrit profondément Penelope.
Cette relation entre les membres de la famille est un aspect très important du roman. Leur dynamique est l'élément qui va pousser la vie de Triss par-dessus bord, et ainsi la vie de toute la famille Crescent.
Il est difficile d'en parler plus longuement sans dévoiler des événements majeurs de l'histoire. Alors je vais juste faire des allusions au reste du roman. Comme pour l'Île aux mensonges, Frances Hardinge mêle habilement le roman sociétal, familial et fantastique. Ici elle nous dépeint une ville anglaise de campagne, Ellchester, qui devient enfin un endroit important depuis que le père de Triss, Piers Crescent - architecte de génie - y a construit un incroyable pont et inaugure bientôt une nouvelle gare. La vie et le destin de la ville qui s'en sont trouvé modifiés. Elle va enfin apparaître sur les cartes et prendre une place sur le territoire. Grâce à ces réalisations, Piers Crescent a acquit une superbe renommée et encore plus de richesses.
A travers les relations de la famille, comme Violet Parish, l'ex-fiancée du pauvre Sebastian, elle décrit aussi la vie post-Première guerre mondiale, où les femmes s'émancipent - travaillent, fument, chevauchent des motocyclettes - et le jazz envahit les troquets. C'est le début d'une nouvelle ère pour l'Angleterre, une ère de changements indolente, construite sur le deuil et le doute.
Et au coeur de cette mise en scène d'une société en plein mouvement, Frances Hardinge innocule son fantastique, tiré de mythes et de légendes, tiré de l'invisible et de l'illusoire.
C'est un fantastique un peu déjà vu, mais corrigé à la sauce Hardinge et donc savoureusement original. Un envers du décor habité de peuples légendaires issus de contes primitifs, faits de terre et de feuilles, d'épines et de plumes.
Pour moi qui adore les saga familiales, les romans sociaux et les contes fantastiques, c'était un parfait mélange.
Du moment où l'imaginaire apparaît, le reste du récit se transforme en un roman d'aventure teinté d'absurde, d'étrangeté et de suspense. Je dois avouer que j'ai vraiment mis du temps avant de rentrer dedans, les cent premières pages me semblaient un peu laborieuses - je n'arrivais pas à voir où l'histoire s'en allait et tous les personnages me tapaient sur les nerfs, mais par la suite je me suis laissée emporter par l'univers rocambolesque et sombre de Frances Hardinge, et j'ai compris que l'attitude de la famille Crescent hérisse le poil sciemment, pour des raisons plus tard bien évidentes.
Encore une fois, Frances Hardinge a su me charmer avec son univers féerique vaporeux aux allures funèbres d'un bon Tim Burton. Frances Hardinge, c'est des larmes de toiles d'araignées, des créatures aux rires tempêtueux et des mystères ténébreux, mais c'est aussi des femmes et des jeunes filles qui s'affirment, des héroïnes au caractère bien trempé, modernes et délicieusement audacieuses. Tout ce que j'aime.
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