Quel livre ! Quel monument ! Quel choc !
Je connaissais déjà Cioran, j'en étais déjà un masochiste admirateur, mais là...
Ce livre, écrit en France mais en roumain, mêle des aphorismes et d'autres paragraphes plus longs. On y sent Nietzsche, mais aussi La Bruyère ou Pascal, tant dans la forme que dans le fond.
On y sent surtout la philosophie doublement paradoxale de Cioran.
D'abord, c'est une admiration du paradoxe. Selon Cioran, l'univers est absurde. La seule façon d'en approcher l'essence même passe à travers l'absurde et les paradoxes. Le paradoxe est donc placé au cœur même de la réflexion comme instrument de connaissance (connaissance : autre mot très présent dans le livre).
Bien entendu, cette absurdité fondamentale rend caduque la philosophie elle-même. Car le philosophe réfléchit avec sa raison, de façon organisée, structurée. Les pensées sont bien rangées les unes à la suite des autres. Or, une telle façon de penser est strictement incapable de se représenter un monde de l'absurde, de la souffrance et de la solitude. Cioran, c'est la mort de Descartes.
Alors, comment faire pour atteindre ces vérités ? Par le délire, la fièvre, par l'être qui se consume. La clairvoyance du vrai philosophe est une malédiction, elle s'accompagne de souffrance (qui est à la fois un moyen et une fin inévitable) et de solitude (en cela, certaines pages sur la tristesse et la solitude m'ont fait penser au spleen baudelairien).
Car le dégoût pour l'univers s'accompagne d'un autre, dirigé contre les hommes en général. Rien ne vient sauver l'être atteint de clairvoyance.
Alors, bien entendu, c'est sombre, mais c'est brillant. L'écriture est précise et percutante, d'une grande beauté (et particulièrement bien traduite). Une œuvre essentielle. Un véritable bouleversement.