Frederick Exley est un spécialiste de l'échec, un vrai provocateur. Car dans un pays où la réussite économique prime sur le reste, porter l'échec à un tel niveau est une provocation totale. Exley est le porte-parole involontaire de centaine de milliers de perdants, tarés, persuadés d'être tarés ou que la chance va bien finir par leur sourire. Les rades et les hôpitaux psychiatriques, qui constituent les centres de gravité du roman, sont remplis de ces "couillons de la vie", de toutes ces humaines singularités incompatibles avec l'étroitesse de l'American Way of Life. Patrons et psychiatres sont à l'inverse les premiers entrepreneurs de morale, tous pressés de détruire la singularité et de l'enfoncer dans des cadres.


Ce roman tragi-comique, pour partie autobiographique et si décapant a également été un échec commercial lors de sa sortie... Il ne deviendra un roman culte que bien après, lorsque les années soixante commenceront à figurer un époque idéalisée. Moins poseur que Bukowski et moins fanatique que Joe Dante mais calculateur comme Truman Capote, Exley est le cousin maniaco-dépressif de la famille, il parle de la même Amérique et, comme le fait remarquer François Busnel dans la préface de l'édition Toussaint, il aurait pu faire parti de la bande à Kerouac.


Oscillant de façon toujours un peu ambiguë entre lucidité morbide et délire de grandeur, l'auteur-narrateur navigue dans cet enfer normatif, s'échouant partout où il le peut, poursuivi par la démence et l'alcoolisme. C'est un jet d'urine sur une pub pour dentifrice, en plein dans le sourire éclatant de James Stewart. C'est terriblement réjouissant. Mais ce n'est pas tout. Exley est un fan (le titre original est "A Fan's Note") de football américain, et plus que tout le l'équipe des Giants de New-York et de sa star, Franck Gifford. Etant personnellement totalement ignorant de ce sport, j'ai été captivé par la présentation existentielle qu'en fait Exley. Tout à la fois son lien avec ses semblables, avec son père et le cœur de ses fantasmes, le football américain alimente la profondeur historique de la trajectoire heurtée du narrateur. Plus intimement, le halfback Franck Gifford est aussi une sorte d'alter-ego mais mieux vaut ne rien dire de plus à ce propos, pour ceux qui voudrait le lire.


Enfin, on ne peut éviter le sujet, Exley est un habitué des bars doublé d'un alcoolique furieux. Comme chez Lowry, le relief de l'écriture est creusé par ses moments de profondes lucidité et ces moments parfois presque incompréhensible d'auto-destruction. Dans l'effluve apparaissent les personnages les plus bigarrés, les plus picaresques qui viennent agréablement se greffer au récit. Le dernier stade la soif se distingue encore par ses magnifiques scènes de bar qui sont autant d'observatoires de l'époque et de la ville américaine.


Comme on me l'avait promis, il s'agit bien d'un roman captivant, sans pitié et d'autant plus agréable à lire dans la magnifique édition qu'en a fait Toussaint l'Ouverture, préfacée par François Busnel et postfacée par Nick Hornby.

InDaNostromo
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le 27 juil. 2019

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