Un livre finalement bien décevant.
Quand il s'exprime en entretien, Renaud Camus développe une théorie ma foi qui me paraît solide et très fine. C'est la théorie du « Remplacisme global » : tout est remplacé par son ersatz, toute qualité devient quantité.
Ainsi de l'homme : d'un humain dont l'humanité se caractérise par sa culture, son identité individuelle et collective, tout l'humus qui fait de lui un être spécifique, déterminé, irremplaçable — tout ceci selon la doctrine de l'humanisme intégral de Jacques Maritain —, il en est fait une « matière humaine indéterminée », un être sans valeur, remplaçable à l'infini. Un ouvrier peut être licencié et remplacé par un autre. Ce ne sont que des formalités administratives. La personne derrière l'ouvrier n'est rien. Ainsi, si la démographie européenne flanche, si les syndicats sont devenus trop puissants, s'il y a un manque de main-d'œuvre, il suffit de faire venir d'autres ouvriers, lesquels ne sont vus que comme potentialité économique. Que ceux-ci viennent d'autres pays, qu'ils aient leur propre humanité, et que leur venue massive puisse altérer la qualité du pays d'accueil, rien de tout cela n'est ne serait-ce entr'aperçu.
Ce qui motive le Grand Remplacement, c'est donc cette pensée « qui compte » (Renaud Camus est un grand lecteur de Heidegger), « qui évalue », qui ne voit tout qu'en nombre, en chiffres, en statistiques, en bilans comptables. C'est le Petit Remplacement qui permet le Grand. Un changement anthropologique profond qui modifie la qualité-même des peuples en Occident, lesquels se dépouillent peu à peu des caractères culturels qui leur confiaient leur personnalité-propre pour se fondre dans le moule d'une humanité globale indistincte, simplement dévolue au travail, à la production, à la croissance, à la consommation.
Une grande œuvre de destruction, qui ravage les paysages, l'architecture, les modes de vie, la nature.
En réalité, Renaud Camus est plus pertinent, plus poignant, lorsqu'il parle d'écologie ou de contrôle de l'opinion — dans un texte magistral, « Que peut-être une pensée libre aujourd'hui ? » Je ne résiste à l'envie d'en partager un sublime extrait :
On connaît tous le succès de la psychiatrie dans l'arsenal répressif de la défunte (paraît-il) Union soviétique. Mais à mieux y réfléchir, la version française, démocratique et républicaine, du psychiatrisme soviétique c'est plutôt le pédagogisme. Quand une opinion décidément déplaît, que ce soit au quatrième pouvoir ou au premier, disons au complexe politico-médiatique, ce qu'il faut faire agir sur elle, bien doucement, c'est la pédagogie. Si le peuple vote mal, il n'y a que la pédagogie et toujours plus de pédagogie qui viendra à bout de ses erreurs et de sa mauvaise volonté. Inutile de vous rappeler l'étymologie du mot, et son sens. En Union soviétique l'opposant était un fou, en France il est un enfant mal élevé, insuffisamment instruit, et qu'on ne saurait assez rééduquer. Peut-être n'est-ce pas un hasard si le pédagogisme, qui, avec les fameux IUFM, est à peu près venu à bout de notre système d'éducation, s'occupe en même temps de tordre le cou à la liberté de pensée : c'est tout à fait le même combat.
Mais, paradoxalement, lorsqu'il s'agit de parler d'immigration, l'auteur évolue dans le vague, assène les assertions des plus douteuses sur les raisons de l'immigration, sur ce que pensent les immigrés — auxquels il attribue sans preuve un désir conscient de conquête ! On frôle d'assez près une xénophobie bas-de-gamme, sans guère beaucoup d'humanité, cette humanité qu'il pose comme fondement de sa pensée.
Et toutes les qualités du livre n'apparaissent que par fulgurances.
En réalité, c'est une compilation d'articles et, le plus souvent, de discours, qui se répètent beaucoup. L'auteur a forgé le concept de Grand Remplacement : en fait, un mot lancé comme ça. On sent au fil des discours qu'il élabore par la suite un raisonnement systématique, englobant, qui rend sens à ce phénomène qu'il voit, et nous invite à voir — car il est réel, je ne crois pas qu'on puisse le discuter (inéluctable ou voué à se poursuivre, c'est une autre affaire).
Le sous-titre est « Introduction au Remplacisme global ». Peut-être faut-il chercher dans ses livres ultérieurs quelque chose de plus consistant, de plus complet. Ou bien Renaud Camus n'est-il au fond qu'une fraude. Ou, soyons juste, une demi-fraude : même brèves, peu développées, nombre de ses remarques frappent par leur pertinence.
Pour l'heure, cet ouvrage paraît surtout utile si l'on est curieux de ce qui se disait dans les milieux où évoluait Renaud Camus entre 2010 et 2015 approximativement.