A rebrousse temps
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le 7 juil. 2017
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Comme c'est souvent le cas chez les auteurs de romans policiers qui ont développé un personnage d'enquêteur récurrent, Arnaldur nous convie ici à un flashback pour nous raconter la première enquête d'Erlendur.
Nous voici donc plongés en 1979. Au cinéma, on va voir Apocalypse Now. A l'internationale, on est toujours dans la Guerre Froide et l'affaire des otages américains à Téhéran. Erlendur, flic qui patrouillait dans les rues de Reykjavik, vient d'intégrer la criminelle et enquête sous la direction de Marion Crane. Il a déjà abandonné femme et enfant. Il a déjà ce sens de l'observation qui donne parfois l'impression qu'il se met en retrait des événements, comme s'il faisait un pas de côté pour avoir une meilleure vue d'ensemble. Il a déjà une forte capacité d'empathie avec les personnes qu'il interroge.
Tout cela va être fortement utile dans une enquête un peu particulière. Dans les eaux boueuses d'un lagon on retrouve, par hasard, le cadavre d'un homme salement amoché. Les résultats de l'autopsie sont étonnants : l'homme a été victime d'une chute vertigineuse, tombant d'une grande hauteur pour percuter à plat ventre un sol très dur, sans même chercher à se protéger en mettant ses bras devant lui.
L'enquête va vite se diriger vers la grande base militaire américaine présente en Islande. C'est là que les lecteurs assidus d'Arnaldur se retrouvent en terrain connus : ce Lagon noir se déroule dans un contexte très similaire à celui de L'Homme du lac, une des plus belles réussites de l'écrivain. Donc, en pleine Guerre Froide, le gouvernement islandais se range du côté américain, ce qui permet aux États-Unis d'implanter sur l'île des bases militaires, officiellement pour protéger le pays et l'Europe du Nord en général, mais aussi fortement tournées contre l'URSS. Et cette présence, c'est un peu le sujet qui divise violemment les Islandais. D'un côté, il y a ceux qui affirment qu'elle est bénéfique, d'abord sur un plan stratégique, mais aussi d'un point de vue économique. De l'autre côté, ceux qui la rejettent, soit par antimilitarisme, soit par anti-impérialisme.
Erlendur est de ce côté-là. L'Islande a fait le choix de n'avoir aucune armée, pour pouvoir rester neutre en cas de conflit. Le policier n'a rien contre les États-Unis (tant que les Américains restent chez eux), il n'est pas particulièrement pro-soviétique (contrairement au personnage de L'Homme du lac), il pense juste que la présence de l'armée américaine est une violation de son île.
On retrouve facilement ici ce qui est un des thèmes fétiches de l’œuvre d'Arnaldur : l'Islande est une société qui a été fermée pendant des siècles et qui s'ouvre d'un coup, sortant brutalement (et plus ou moins contre son gré) de cet isolement imposé par sa situation géographique. Que ce soit par l'arrivée d'immigrés (Hiver Arctique) ou par la prise de position dans des conflits mondiaux qui dépassent de très loin les faibles ressources islandaises, la population se retrouve complètement désemparée par cette situation nouvelle.
L'intelligence d'Arnaldur est de ne pas prendre parti lui-même. Il se plaît à jouer sur les images habituelles de la police militaire américaine , et s'il n'hésite pas à critiquer l'attitude méprisante des soldats états-uniens qui se comportent comme s'ils étaient des colons en terrain conquis (allant jusqu'à développer du racisme anti-Islandais), il contrebalance cela par l'attitude des Islandais eux-mêmes, décrivant plusieurs situations où on les voit profiter, légalement ou illégalement, de la présence américaine. L'auteur ne cède donc pas à la facilité des stéréotypes ni à la simplification à outrance, mais au contraire montre la complexité d'une situation nationale piégée dans un contexte international qui la dépasse.
Et surtout, comme il se doit dans tout bon roman policier, Arnaldur va se servir de ce contexte pour en étudier l'impact sur ses personnages. L'histoire, l'enquête et les actions des personnages vont être conditionnées par cette situation si particulière.
Erlendur, bien que plus jeune, est déjà fasciné par les histoires de disparitions. C'est dans ce cadre qu'il va décider, en douce, de mener officieusement une enquête abandonnée depuis 25 ans. Une adolescente, Dagbjört, avait disparu sur le chemin de l'école, au début des années 50.
Cette seconde enquête va permettre à Arnaldur de mener une alternance de plus en plus rapide. Par une construction romanesque formidable, cette seconde enquête va monter en puissance jusqu'à égaler l'enquête principale, instaurant ainsi un double suspense. Là aussi, la description sociale de l'Islande des années 50 est primordiale, à la fois pour mener l'enquête et pour décrypter la psychologie des personnages.
En bref, une fois de plus, Arnaldur nous livre un roman dense et passionnant, où l'enquête policière permet une description critique sans concession de l'Islande et de ses problèmes sociaux.
Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Voyage littéraire en 2018
Créée
le 29 juil. 2018
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