Ce livre est une curiosité à lui tout seul car il n’a pas été publié du vivant de son auteur, lui même originaire de Guernesey, qu’il a pu s’approprier le plus naturellement possible. Gerald Basil Edwards a aussi été durant sa vie un professeur de littérature appliquée. Vous sentez, dans son écriture, que la structure narrative n’est jamais bancale et que chaque événement de Le livre d’Ebenezer Le Page décrit est amené, soupesé pour en tirer la plus grande puissance d’évocation. Qu’est ce qui aurait donc rebuté les éditeurs? Peut être une longueur manifeste de plus de 600 pages ou encore un genre de littérature qui prend son temps et ne recherche sous aucun prétexte l’efficacité dans son propos. C’est pourtant, ce qui fait le sel de cette chronique évolutive sur le microcosme de Guernesey pendant la plus grande partie du vingtième siècle. Le personnage d’Ebenezer est le témoin de ses co-insulaires fictifs, de leurs succès comme de leurs détresses les plus intimes. A travers lui, Gerald Basil Edwards fait explorer tous les quartiers rapprochés de Guernesey, et cultive ce paradoxe où ce morceau de terre au milieu de la mer devient un monde qui parait vaste et sans limites. Des passages m’ont plu plus que d’autres comme les relations d’Ebenezer avec son copain d’enfance Jim Mahy, avec son cousin Raymond ( personnage de loin le plus imprévisible du roman car il a vécu plusieurs vies) mais aussi avec une femme Liza Quéripel ( avec laquelle il entretient une relation « chaud-froid », où l’affection et les conflits se télescopent sans cesse). En tous cas, Gerald Basil Edwards, nous expose des destins et des événements sans fards, où la félicité peut faire place au découragement où à l’amertume ( le personnage d’Ebenezer le Page traversant deux guerres mondiales, avec une période d’occupation allemande pendant le deuxième conflit), où les complicités d’un jour peuvent être rebattues. La Vie dans toute sa splendeur, son inconstance mais aussi ses surprises, ses rires, ses larmes.Avoir choisi un narrateur de quatre vingts ans, à qui on ne l’a fait plus, est aussi la grande force du livre car il replace des événements dans leur contexte, affiche le recul nécessaire pour ne plus se laisser aveugler, amadouer et faire ressortir ses vérités aussi cinglantes soient elles.Ebenezer n’a plus rien à perdre d’être lui-même au crépuscule de sa vie et son entêtement vous fait sourire. L’observation de la famille, de l’amitié,des rapports hommes/femmes, des bassesses humaines, de la religion affichée plus comme une identité qu’une valeur spirituelle sont des thèmes récurrents qu’il vous faut aimer disséquer pour les apprécier à leur juste valeur et vous faire aimer l’idée que la vie tourne comme un carrousel où s’entremêlent musiques harmonieuses et dissonantes. Si vous voulez trouvez ce genre d’expériences, Le livre d’Ebenezer Le Page peut vous parler car il fait naturellement écho à certains moments et à certaines rencontres de votre existence. Si vous recherchez du picaresque, des envolées narratives et imaginaires, ce récit en est dénué car son ancrage dans la réalité d’un cultivateur de tomates n’est fait que du tout quotidien. Mais l’homme modeste a toujours des vérités édifiantes sur l’existence.