Il n'a pas un an que j'estoie
En un lieu ou je m'esbatoie,
Qui estoit d'arbrissiaus couvers
Par tout, et si estoit tous vers,
Biaus et jolis et gracieus.
C'est sur cette traditionnelle exaltation lyrique de la nature que commence le Livre du Voir dit. Par « Voir dit », il faut comprendre « dit véridique » (voir voulant dire « vrai »). Aussi ce « je » renvoie-t-il bien à l'auteur et cette détermination temporelle précise à sa propre vie : nous voilà face à une œuvre originale, surtout pour son temps, puisqu'elle est autobiographique. C'est Guillaume de Machaut, poète et compositeur champenois célèbre, une des plus grandes figures littéraires et musicales du XIVe siècle, qui prend la plume pour raconter un épisode de sa propre vie. Ainsi explique-t-il :
A la loenge et a l'onnour
De tresfine Amour que je honnour,
Aim, obeÿ et sers et doubte,
Qu'en lui ay mis m'entente toute ;
Et pour ma gracieuse dame
A cui j'ay donné corps et ame
Et que j'aim de vray cuer d'ami,
Sanz comparison plus que mi ;
Et d'Esperance la vaillant,
Qui unques ne me fut faillant,
Vueil commencier chose nouvelle,
Que je feray pour Toute Belle.
Tout commence lorsque, tandis qu'il faisait une sieste sous les arbres d'un parc à Reims à la fin de l'été 1363, un ami que le vieux poète n'avait pas vu depuis longtemps lui apporte une lettre d'amour. Son auteur, Guillaume de Machaut ne l'appellera jamais autrement que Toute Belle, bien qu'il en divulgue, grâce à quelque artifice dans le goût de l'époque, le prénom quelque part dans le texte. Tandis que lui a déjà une soixantaine d'années, la demoiselle n'a qu' « entre XV et XX ans » ! Ils ne se sont jamais vus. C'est une admiratrice qui, appréciant son œuvre littéraire, prend l'initiative d'écrire au poète à l'apogée de sa gloire — il vient d'entrer à la cour du futur Charles V.
C'est cette curieuse histoire d'amour que le Livre du Voir dit raconte. Quant à la forme, le livre est composé des lettres que se sont envoyées les amants, entrecoupées de passages en vers où Guillaume de Machaut décrit ses impressions, raconte son vécu, ses exaltations, sa mélancolie, ses doutes. Régulièrement, il sonde la mythologie grecque ou romaine pour puiser des modèles qui nourrissent ses méditations. Le Livre du Voir dit s'offre ainsi comme une sorte de plongée méditante dans l'intériorité de l'auteur qui parle de lui-même avec une étonnante sincérité, susceptible de troubler encore notre pudibonderie puritaine et cynique aujourd'hui.
Profondément ému par la douceur de sa dame, le vieil auteur, qui n'avait plus guère de raison de croire à l'amour, renaît à la vie. Leur relation n'est cependant d'abord qu'épistolaire et il faut attendre de longs mois de doutes, d'interrogations et de tristesse lorsque les lettres de viennent plus, et d'exaltation et de ferveur lorsqu'elles arrivent enfin, avant que les deux amants ne se rencontrent « pour de vrai » (« IRL » dirons-nous). Exactement au milieu du livre, ils se rejoignent à l'occasion de la foire du Lendit à Saint-Denis, où ils louent une chambre quelques jours dans une joyeuse taverne (où l'on mange des grillades entre deux parties de pétanque) pour passer du temps ensemble. Morale chrétienne oblige, le désir est chose bien difficile à penser et à vivre pour les hommes du Moyen Âge. Aussi a-t-il fallu adresser une prière à une déesse païenne, Vénus elle-même, pour que celle-ci, grâce à un artifice de son cru, octroie aux amants l'intimité qu'il ne parvenaient pas à trouver pour qu'ils s'unissent enfin.
Pile au milieu du livre, la découverte charnelle des amants sert de pivot au récit. Car ensuite, tout va de mal en pis. Au même moment, la guerre reprend avec le roi de Navarre et, tandis que Du Guesclin signe les hauts faits d'armes qui le rendront célèbre en Normandie, les routiers rôdent dans le nord du royaume et les routes ne sont plus sûres. Épidémies de peste et mauvais temps termineront d'empêcher les amants de se voir. Seul dans sa maison à Reims, dans la tristesse de l'hiver, Guillaume de Machaut est en proie au doute. Se pourrait-il qu'une si jeune femme, belle, talentueuse (elle écrit de la poésie) et cultivée puisse sérieusement aimer un vieil homme au soir de sa vie comme lui ? Dans cette seconde partie du livre, l'auteur ne se donne pas le beau rôle. Il aura toutefois l'occasion de découvrir le caractère bien trempé de sa dame, qui saura malgré tout obtenir (ou plus exactement exiger de lui) sa confiance.
Apparitions merveilleuses et rêves serviront à illustrer et à méditer le conflit intérieur qui hante l'auteur. Car bien qu'empreint d'un réalisme et d'une sincérité qui permettent une introspection criante de justesse, où tout un chacun pourra sans doute se retrouver un peu, le Livre du Voir dit baigne dans un merveilleux qui lui confère sa pleine beauté et une certaine profondeur. Nous n'en sommes pas encore aux secs romans « réalistes » du XIXe siècle et, en dépit d'une exaltation des sentiments qui nous paraîtrait, à nous autres sérieux et cyniques modernes (à qui on ne la fait pas !), excessive sinon dérangeante, le ton n'est jamais à la sensiblerie niaise et précieuse. Il n'y a rien de plus que cet impératif existentiel, propre au Moyen Âge, d'esthétiser la vie, d'embellir les choses, d'exalter la beauté du monde.