Il existait une époque où pour satisfaire l’électeur l’homme politique devait non seulement promettre mais aussi expliquer les choses. Mieux encore : il devait donner sa vision du monde. C’est aujourd’hui un temps révolu et nous sommes habitués à avoir des responsables qui ne justifient plus leurs actions par un système de pensée auquel ils se rattachent pour expliquer le monde et les actions qui doivent en découler. Un communiste, un gaulliste, un libéral n’entraient dans l’action qu’après avoir expliquée leur vision du passé, de l’Histoire. L’activité politique ne pouvait donc se passer de l’activité intellectuelle.
Quand Alain Peyrefitte fait paraitre en 1976 « Le Mal Français », il se rattache à cette tradition. Peyrefitte est un libéral. Il expose donc une vision du passé du point de vue libéral et reprend les thèses de Weber sur l’économie et de Tocqueville sur la politique. L’Etat centralisé serait pour lui la source de nos maux. Empêchant les individus d’agir, en les enserrant dans un cadre étroit d’où ils ne peuvent sortir, en continuant la division immobile de la société en castes, la centralisation aurait, avec la Contre-réforme catholique, rendue la France incapable d’évoluer aussi rapidement que ces voisins protestants et décentralisés.
Libéral n’est pas une insulte, comme c’est le cas aujourd’hui. Etre libéral en 1976 n’est pas une exception, loin de là, Giscard étant à la tête de l’Etat, mais la société était encore divisée en trois : libéraux, gaullistes et communistes. Ces deux derniers mouvements, se partageant la tête de la société et le cœur du peuple, ont transformé la France. C’est à cette France que s’oppose Peyrefitte. C’est à cette France que l’idéologie de notre temps s’oppose encore.
Car Le Mal Français est un symbole, celui de la fin des idées gaullistes et communistes et le début d’un nouveau règne, celui de l’idée libérale. L’Etat, qui jusque là était la solution, devient le problème. L’homme politique, celui qui est chargé du destin d’un peuple, est remplacé par l’entrepreneur, héros magnifié qui servirait l’intérêt général en servant le sien en premier. L’Etat remplacé par l’entreprise, le soldat par le consommateur, l’administrateur par la chef local et proche, la guerre par la concurrence libre et non faussée. C’est peu ou prou la vision du monde qui dirige aujourd’hui les esprits, tout du moins dans les sphères politiques. Et c’est de cette idée d’où viennent les malheurs de notre époque.
Pourquoi alors ai-je mis au Mal Français une telle note ? Parce que si ce livre est très actuel et reflète véritablement notre présent, il a en lui quelque chose qui s’est perdu : l’intelligence et la réflexion. Peyrefitte est libéral certes, mais il n’est pas comme ceux d’aujourd’hui, qui pensent que les ces idées sont naturelles, qu’elles tombent du ciel, en un mot : qu’elles sont la Vérité révélée. Si aujourd’hui on ne prend même plus la peine de convaincre et d’argumenter en sa faveur, Peyrefitte est un homme de son époque et il sait que c’est absolument nécessaire. L’Histoire et la sociologie sont les armes de Peyrefitte, en plus d’une belle plume et d’une profonde culture. Les idées sont dites d’un trait efficace et limpide. Si Peyrefitte engage les Français à singer les autres peuples, comme n’arrête pas de le faire nos précieux journalistes, il y a sous sa plume une volonté de nous comprendre et l’on sourit souvent, au détour d’une phrase, à reconnaitre l’esprit de notre peuple, nos habitudes, notre façon de voir le monde. Des Français, Peyrefitte veut en connaitre l’esprit et le cœur.
Il y aurait encore bien des choses à dire. Le livre permet par exemple de connaitre l’esprit de De Gaulle, qui ne manquait pas de plaisanter sur l’américanophile de son jeune ministre, de voir l’invention du mot élitisme par l’auteur, de rire parfois au ton absurde qu’il donne à l’administration, de pleurer sur nos échecs. Le Mal Français est un livre important, historique. A la croisée des chemins, à la fin des grandes idéologies, de la politique sérieuse, des Trente Glorieuses. En bref, à la fin d’un monde et au commencement du notre.
Par sa qualité, tant d’analyse que d’écriture, j’en recommande la lecture. Il fait apparaitre par comparaison, avec beaucoup de tristesse, que nos dirigeants ne sont plus capables ou ne veulent plus faire un travail intellectuel d’analyse du monde. Le « Mal Français » ne fait qu’apparaitre un peu plus le mal de notre époque, la vacuité de notre temps.
MAJ 25/02/17 : Ma critique sur le rôle historique de cette œuvre ne doit pas faire oublier que Peyrefitte atteint un niveau d'analyse qui mérite largement que l'on y porte le regard le plus sincère possible. J'ai tenté de le mettre en perspective historique en l'enfermant dans une case prédéfinie pour mieux comprendre sa place dans notre histoire intellectuelle française, mais l’œuvre dépasse de loin ce simple constat.