Mélancoliques mimoïdes
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Comme toujours dans le théâtre de Nathalie Sarraute, l’argument part d'un petit rien qui se transforme en cataclysme. Entrent sur la scène un certain nombre de personnages, un groupes d'amis, dont on va assez rapidement confondre les prénoms - Simone, Yvonne, Jacques, Jeanne, etc. Il sont en train de parler d'un incident qui a eu lieu dans une soirée d'où ils reviennent tout juste : le dénommé Pierre - un des protagonistes - a surpris une de leurs relations, Madeleine, en flagrant délit de mensonge. Elle s'est ouvertement plainte de l’augmentation des tickets de métro, comme si cela avait un impact important sur son propre budget, alors que tout le monde la sait richissime. Pierre a répliqué en lui faisant remarquer que, pourtant , elle était l’unique héritière du fameux roi de l’acier. Il serait un brin logique que les amis de Pierre reviennent de leur soirée avec des remarques telles que "Ah, vous avez vu la tête de Madeleine ? Ça lui servira de leçon ! ", " Elle ne l'avait pas volée, celle-là ! ", etc., etc. Or, pas du tout. C'est Pierre qui va subir le courroux du groupe.
Non pas qu'ils aient spécialement envie de défendre Madeleine. Mais voilà, Pierre a mis les pieds dans le plat, il a commis une bévue : ça ne se fait pas de prendre les gens en délit de mensonge et de leur dire leur fait, même s'ils vous exaspèrent au plus haut point. On les laisse dire. C'est une sorte de contrat social tacite, qui évite les affrontements. Qui évite qu'on soit honnêtes les uns avec les autres, donc, quitte à jouer avec les définitions et à appeler le mensonge "vérité". C'est un contrat social tacite qui repose sur l'hypocrisie. Rompre ce contrat, c'est bouleverser l'ordre des choses. C'est commencer à se poser des questions. Mentir, ne pas mentir, laisser mentir ? Ce n'est pas que certains membres du groupe n'admirent pas le culot de Pierre, mais eux n'oseraient jamais. Et les voilà tous confrontés à différentes visions du mensonge : celle de Pierre, dont Jacques dit qu'il est "une machine à détecter le mensonge", celle de Jeanne, qui dit ne jamais mentir, celle de Robert, qui dit s'amuser des mensonges des autres. Les voilà embourbés dans un flot de questions qu'ils préféraient éviter, et qui cherchent à s’en sortir. Pour y échapper, ils vont donc jouer au "psychodrame", dont fut féru Moreno. Pour apprendre à Jeanne ou à Pierre à faire face à un menteur, par exemple. Robert le cynique jouera le menteur, endossant le rôle d'un ami à eux, menteur patenté. Puis les rôles vont être redistribués, et chacun va soupçonner l’autre de mensonge. Même si on va chercher à faire passer Pierre pour un être déraisonnable - pour le moins -, au final, le psychodrame n'aura aucune vertu thérapeutique. Tout ça prend plutôt l'allure d'un nœud de vipères.
Les dialogues vont peu à peu engluer les protagonistes dans leurs dilemmes, le jeu que jouera Simone s'imposant comme le zénith du drame - ment-elle, ne ment-elle pas, joue-t-elle , ne joue-t-elle pas ? Son "Bon, bon, bien sûr, je jouais..." semble clore l'affaire. Rien n'est moins sûr. Rien n'a jamais été plus confus, si ce n'est que chacun - sauf Pierre, que l'aplomb de Simone laisse tout de même pantois d'admiration - semble vouloir retourner au plus vite à son mode de vie... mensonger, hypocrite, mauvaise langue. Mais sans faux pas, sans dérapage aucun. Ce qui paraît, dès lors, extrêmement compromis.
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes La mise en scène et la duperie sont des armes puissantes, Lu (ou relu) en 2018 et En bibliothèque municipale : les livres papier
Créée
le 9 oct. 2018
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