Nous sommes habitués à une vison simplifiée de l'histoire de nos ancêtres. Tout le monde sait que les colons européens se sont appropriés par la force les terres où vivaient les Indiens.
Mais tout le monde oublie que ces hommes et femmes n'étaient pas du tout des Indiens.
"L'Indien" est une abstraction, une simplification inventée pour souligner et entretenir l'altérité, pour nier leur humanité, pour en faire des sauvages, pour les distinguer des colons blancs. Ils n'étaient pas "un peuple" mais une multitude de peuples différents, avec une multitude de cultures, de coutumes et de langues spécifiques. Ils étaient Algonquins, Cherokees, Lenapes, Iroquois, Sioux, Quechuas, Mapuches et bien d'autres encore.
Ces peuples sont considérés, à juste titre, comme les grands perdants de la colonisation de l'Amérique. Des peuples spoliés, humiliés, trahis, massacrés, dont les cultures furent étouffées ou éradiquées, victimes de l'impérialisme occidental. Plus ou moins consciemment, on les considère comme des populations qui étaient destinées à être écrasées par la supériorité technologique, militaire, économique, voire culturelle des puissances colonisatrices.
Tout le monde connait cette histoire, tout le monde la trouve tragique. "Ils" n'avaient aucune chance, l'Histoire nous l'a démontré. Eh bien figurez-vous que ce constat amer est partiellement faux, et c'est ce que cherche à démontrer Richard White.
Pour commencer, arrêtons de nous considérer uniquement comme les héritiers des colons européens. Nous sommes aussi les descendants des peuples du continent américains. De plus, séparons-nous d'une approche "téléologique" des événements historiques. Rien n'est prédéterminé. L’Histoire n'est pas un enchaînement de causalités irréversibles menant à une finalité constatée.
Si l'on se retrouvait renvoyé à la période étudiée par l'auteur (1650-1815, presque deux siècle), dans la zone géographique du Pays d'en Haut (au sud des Grands Lacs d'Amérique du Nord), il nous serait impossible de déterminer avec précision quel serait le cours de l'Histoire. Les habitants de la zone "spatio-temporelle" en question n'agissaient qu'en fonction des conditions spécifiques auxquelles ils étaient confrontés, et non en fonction d'un destin historique inéluctable.
Et dans cette perspective, "nous" avons eu des chances, des "possibles". Des logiques culturelles se sont affrontées, des us et coutumes spécifiques ont existé, un monde commun concernant tout les habitants, autochtones et colons, s'est maintenu tant bien que mal pendant plusieurs générations. Et dans ce monde-là, les frontières que nous connaissons, et que nous entretenons, n’existaient pas encore.
Tout long de son copieux essai historique, Richard White détaille donc ce fameux "Middle Ground", un ensemble assez complexe de relations humaines spécifiques née de la nécessaire interaction pacifique et/ou violente entre les populations "indiennes" et les colons, d'origine "française" dans un premier temps, puis d'origine "britannique" dans un second temps.
Il ne s'agit jamais de suppositions invérifiables, mais bel et bien d'un travail rigoureux basé sur de nombreuses sources, chaque affirmation étant étayé par une référence précise.
Loin des stéréotypes, on découvre la richesse et la complexité des cultures algonquines, mais aussi iroquoises, et l'improbable métissage qui s'opéra à l'époque avec les cultures d'origine européennes.
Au cours des années, au quotidien, ces gens ont vécus côte à côte, et l'interdépendance liés aux conditions de vie plutôt hostile dans cette zone sauvage les ont amenés à développer de nombreuses habitudes visant à codifier les interactions entre des groupes disparates, aux visions du monde profondément différentes et aux intérêts assez variés. D'un côté comme de l'autre, aussi bien à l'échelle inter-individuelle qu'à une échelle plus globale (relation entre les autorités canadiennes et les chefs de tribu, par exemple), chacun se doit de comprendre, autant que faire se peut, les conceptions de l'autre, et d'inventer un compromis compréhensible par les deux partis. Bien entendu, ces relations pratiques furent émaillés de mésinterprétations, aux conséquences anecdotiques ou tragiques. Et elles n'était pas à l'abri des manoeuvres politiques, chaque camp ayant des objectifs assez variés, parfois convergeant, parfois opposés à ceux de l'interlocuteur.
Ce "langage commun" sans cesse retravaillé réussit à se maintenir pendant plus d'un siècle, avec des haut des bas, en fonctions des évolutions des rapports de force entre les différentes composantes du "Middle Ground" (en particulier, la zone fut régulièrement secouées par de violent conflits, tel la Guerre de Sept Ans qui opposa les français et les britanniques).
Tout cela finira néanmoins par disparaître, les habitudes développées durant cette période ne seront que très rarement adoptées par les membres de la jeune nation américaine, qui développèrent un type d'interaction bien plus rudimentaire avec les nations indiennes. Globalement, les États-Unis ont toujours considérés les peuples autochtones comme des adversaires, auxquels ils ne "proposèrent" que deux alternatives que l'on peut résumer ainsi: "devenez comme nous ou disparaissez".
Le métissage culturel ne sera plus jamais considéré comme une alternative acceptable, même temporairement.
Et çà, c'est bel et bien une "chance" que nos ancêtres ont laissé passer, et c'est plutôt triste, car l'Histoire venait de nous démontrer qu'il s'agissait d'un projet viable, mais dont la complexité aurait exigé une bonne dose d'intelligence et d'ouverture d'esprit, substances malheureusement assez rares chez nos semblables.
Ce livre, assez dense, offre donc de rafraichissantes perspectives dans la manière d'aborder une période historique. N'étant pas moi même historien, dans le sens universitaire du terme, je ne suis incapable de mesurer la portée de ce genre d'étude, mais je dois reconnaitre que ce fut une lecture plutôt exaltante, une excellente stimulation intellectuelle, ouvrant de nombreuses pistes de réflexions, bien au delà du sujet abordé. Rien que pour çà, je vous conseille ardemment cette lecture, bien qu'il ne s'agisse pas du tout d'un bouquin de vulgarisation historique.
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