On lit ici ou là, assez régulièrement, que le manque d'instruction d'une partie de la population rendrait celle-ci plus réceptive aux thèses simplistes, nocives ou rétrogrades. Plus on serait "en bas" dans l'échelle des revenus et des savoirs, moins on serait l'abri d'un vote qualifié souvent de "populiste".


Ainsi, reprenant ce constat souvent partagé, Aymeric Caron rappelle, dans Utopia XXI, que le fascisme a pu par exemple accéder au pouvoir grâce à l'appui des masses populaires (pourtant les élites de l'époque n'ont pas été plus clairvoyantes). "La vérité nous étant difficilement accessible", il nous propose entre autres de veiller à la qualité de l'information (en bannissant les "menteurs" du débat public) tout en réformant le scrutin démocratique (en instaurant un "permis de voter").


Que l'accès à l'information soit un enjeu stratégique pour le bon fonctionnement de la démocratie, personne ne le conteste. Mais en axant la réflexion sur cet aspect de la question ne passe-t-on pas à côté de l'essentiel ?



Une aventure mystique



L'idée que la société devrait être gouvernée par ceux qui "savent" est en fait très ancienne, puisque elle remonte au moins au "philosophe-roi" de Platon. Pour lui, il existe une inégalité en "maturité" entre le(s) gouvernant(s) et le peuple, présenté comme une foule immature et dangereuse (susceptible de se faire séduire par le premier manipulateur venu). On voit bien que Platon, opposé à la démocratie, pose un regard très paternaliste sur le peuple.


Question : Le peuple est-il compétent pour se prononcer ? Se prononcer sur quoi ?


Par exemple, comment l’électeur lambda serait-il capable d'agréer ou de refuser telle politique des transports, telle décision concernant le commerce extérieur ou l'organisation des hôpitaux ? On voit mal comment le citoyen ordinaire pourrait donner son opinion sur les affaires complexes d'une société moderne. Vue de cette façon, la politique ressemble à un idéalisme absurde.


Alain de Benoist attire alors notre attention sur le fait qu'en démocratie la compétence ne réside pas dans un savoir technique ou une expertise mais dans la capacité à trancher entre plusieurs visions de la "bonne vie" (comme définie par Aristote). L'expert a compétence pour dire comment faire mais pas ce qu'on doit faire. Il n'est donc pas question de statuer sur une "vérité" scientifique mais seulement se prononcer sur une préférence politique. En démocratie, on considère que les hommes sont tous également capables de faire ce genre de choix. Position déjà audacieuse.


« Le vote est une tentative pour connaître l'opinion de ceux qui seraient trop modestes pour la soumettre. C'est une aventure mystique ; c'est une façon de faire tout spécialement confiance à ceux qui n'ont pas confiance en eux. » (Chesterton)


Le hic, c'est que nos démocraties, de forme libérales, ont tendance à cloisonner toute idée de la "vie bonne" dans la sphère privée, de façon à rendre aussi neutre que possible l'espace public (le chapitre Libéralisme et morale est à cet égard central dans l'argumentation). A cela s'ajoute le primat de plus en plus prononcé de l'économie sur le politique ou encore la tentation de vouloir pacifier les conflits démocratiques en adoptant des solutions "rationnelles". Il en résulte une dérive gestionnaire de l'action politique. D'où le sentiment que rien ne change vraiment, et que la politique accompagne plus le mouvement qu'elle ne le créé.


Dans ce contexte, les citoyens n'étant évidemment pas qualifiés, ceux-ci se détournent de sujets considérés comme nébuleux et abscons. Chantal Delsol, dans L'âge du renoncement, a parfaitement retranscrit le sentiment de sidération croissant qui s'empare de l'électeur en regard du degré de sophistication extrême des débats :


« [Les citoyens] finissent par se moquer de l'élection qui les place devant des questions insolubles parce que trop subtiles, comme dans le texte Trivia de Logan Pearsall Smith :


_ Autodétermination ! martela l'un d'eux.


_ Délibération, lança un autre.


_ Coopération, suggéra le plus modéré du parti.


_ Confiscation ! repartit une intransigeante.


_ Moi aussi je suis intoxiqué par le simple son de ces vocables. C'était pourtant les remèdes à tout nos maux ? Je me suis mis à chanter : Inoculation ! Transsubstantiation, allitération, inondation, flagellation et reforestation !  »



Éclairer le peuple



« Remplacer le gouvernement des hommes par l'administration des choses » était la vision politique du marquis de Saint Simon. A cette époque, ce projet faisait partie d'une philosophie plus générale : le progrès.


Car le peuple est non seulement incompétent mais surtout irrationnel. Les philosophes des Lumières, dès le XVIIIe siècle, prétendaient l'éclairer : la raison universelle, en arrachant les particularismes (religieux, culturels, etc.) devait parfaire et réconcilier le genre humain. La conviction d'aller dans le sens de l'histoire nourrit l'idée que "l'homme de progrès" doit empêcher les classes populaires de freiner l'évolution. Au final, le pluralisme résulte d'un malentendu : il suffit au peuple d'être "rationnel" pour se ranger à l'avis des élites.


Ainsi, Voltaire circonscrivait le peuple entre "l'homme et la bête". Fontenelle soutient "que pour trouver la vérité, il faut tourner le dos à la multitude, et que les opinions communes sont la règle des opinions saines, pourvu qu'on les prenne à contresens". D’Alembert, lui, affectionne peu la "multitude aveugle et bruyante". Enfin, Diderot, pour qui "l'homme peuple est le plus sot et le plus méchant des hommes".


La raison des élites (progrès, technocratie, organisation, etc.) se télescope bien souvent à ce que Chesterton appelait le bon sens de l'homme ordinaire (tourné vers l'instinct, l'émotion, l'imagination).


« J'ai toujours été enclin à faire confiance à la masse des gens qui travaillent dur, plutôt qu'à cette classe spécialisée et ennuyeuse des littérateurs à laquelle j'appartiens. Je préfère même les caprices et les préjugés des gens qui voient la vie de l'intérieur, aux plus limpides démonstrations des gens qui voient la vie de l'extérieur. Je me fierai toujours plus aux fables des vieilles femmes qu'aux faits allégués par des vieilles filles. Aussi longtemps que l'esprit est d'un bon sens inné, il peut être fantaisiste autant qu'il lui plaît. »


Or, dans un monde qui a tendance à se déliter (capitalisme destructeur, immigration massive, perte de valeurs partagées, etc), le peuple cherche des repères qui sont automatiquement disqualifiés comme "réactionnaires" par l'élite. Ceux-ci sont pourtant vécus comme protecteurs et vecteurs de (bon) sens chez des individus de plus en plus désorientés. "Le déracinement détruit tout, sauf le besoin de racines" (Christopher Lasch). Il ne faut pas l'oublier.


Il est parfois légitime de dénoncer les "peurs" qui nourriraient le populisme (et ceux qui les "manipulent") mais il est surtout urgent de s'interroger sur leurs causes. Plus que de l'ignorance, le populisme vient d'une déception répétée d'une partie de la population. La politique ressemblant de plus en plus à une simple procédure gestionnaire accompagnant le "progrès", le peuple se sent dépossédé de sa souveraineté. C'est à dire de sa capacité d'agir en tant que peuple sur une destinée qu'on lui assigne et qu'il refuse. On pointe du doigt son "inculture" mais la connaissance intellectuelle n'a jamais prémuni contre les idées fausses.


On pourrait alors se rappeler ce que Marc Bloch disait des élites en 1940, "mal instruites des ressources infinies d'un peuple resté beaucoup plus sain que des leçons empoisonnées ne les avaient inclinées à le croire".

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le 28 août 2021

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