Brian Aldiss, deuxième approche après Croisière sans escale. Mais on continue avec les classiques, les incontournables de la science-fiction avec Le Monde vert, Prix Hugo 1961. Et l'auteur britannique de jouer une fois de plus la carte du sense of wonder, de manière encore plus frappante.
Imaginez. La Terre dans cinq milliards d'années. Une Terre qui a cessé de tourner sur elle-même, présentant toujours la même face à un Soleil sénile sur le point de se transformer en supernova, tandis que son autre hémisphère reste sempiternellement plongé dans une nuit froide et obscure. A la lisière de ces deux mondes, entre le désert carbonisé et le désert glacé, s'est développé un écosystème unique, bien éloigné de celui que nous connaissons. Les mammifères, pour la plupart, ne sont plus. Les espèces dominantes appartiennent toutes à un singulier groupe au croisement du végétal et de l'animal. Et, partout, la jungle. Une forêt équatoriale gigantesque, vertigineuse et impénétrable. Depuis la cime des arbres, on observe fasciné l'ascension des travertoises, ces fantastiques araignées végétales grandes de plus d'un kilomètre, et leurs toiles invraisemblables qui relient la Terre à la Lune. Et, au-delà, toute une faune improbable, une flore ahurissante, engagées dans une cruelle lutte pour la survie, qui ne laisse jamais le moindre répit.
C'est le monde qu'arpentent les derniers descendants de l'espèce humaine. Ils ne nous ressemblent guère. La civilisation n'est même plus un lointain souvenir. L'homme a dégringolé les maillons de la chaîne alimentaire. L'homme, autrefois si arrogant, si sûr de sa nécessaire domination sur une nature qu'il avait cru domestiquer, est désormais un être faible, mineur, dernier vestige archaïque d'une espèce en sursis, qui n'est plus tout à fait à sa place dans ce monde-là. Les derniers humains forment une société tribale, constituée de petits groupes matriarcaux, condamnés à affronter sans répit la nature sauvage et terrible qui constitue leur seule ligne d'horizon, jusqu'au jour où, avec un peu de chance, ils pourront accomplir le rituel de l'Ascension, et se confronter à leur destin le long des toiles des travertoises.
Parmi ces humains, il y a Gren, un jeune garçon frondeur et têtu, brillant sans doute, mais qui supporte mal l'autorité. Gren est bien vite exclu de sa tribu, et se retrouve livré à lui-même dans ce monde étrange, engagé dans une quête absurde, quête de sens et de réponses, qu'il trouvera peut-être auprès de la femme Yattmur, de ces étranges humains végétatifs qui ont trouvé le bonheur dans l'esclavage, ou encore d'un envahissant champignon télépathe...
Brian Aldiss, avec Le Monde vert, livre un roman post-apocalyptique (ou apocalyptique ?) très graphique, où le cadre est essentiel. Son imagination foisonnante nous garantit un univers riche et stupéfiant, où les merveilles abondent, qui plongent le lecteur dans une contemplation extatique et terrible, fascinante et horrifiante. On l'a souvent dit, mais c'est assez vrai : on ne peut s'empêcher d'établir un lien avec certains textes de Ballard, très picturaux, et jouant sur des procédés assez similaires.
Mais l'auteur a également su créer une faune et une flore complexes et cohérentes, d'une richesse et d'une inventivité rares. De même, les rites sociaux des tribus humaines et autres sont dépeints avec précision et lucidité, à la manière de ce que l'on peut trouver dans les meilleurs récits de Jack Vance et d'Ursula K. Le Guin.
Avec une touche personnelle indéniable, néanmoins : Brian Aldiss m'avait déjà surpris en insérant avec brio une touche de thriller dans le récit d'arche stellaire de Croisière sans escale ; cette fois, il vient perturber le flot d'images et la contemplation béate qu'il pourrait entraîner en jouant résolument la carte de l'horreur : ce monde vert est beau comme un cauchemar, comme une plante carnivore dont les couleurs chatoyantes et les formes harmonieuses dissimulent mal un appétit vorace. Cette Terre est un monde cruel et terrible, un monde où le moindre instant d'inattention se révèle fatal, un monde où la terre elle-même, la nature sous toutes ses formes, est un ennemi insatiable, toujours sur le qui-vive, un monde où tout, absolument tout, se révèle dangereux. Un monde finalement très réaliste, dans lequel la façade de domestication de la nature ayant été fissurée, ne reste plus que la lutte pour la survie, dans toute son horreur absurde, et d'autant plus absurde que la fin est proche. L'état de nature dans sa dure réalité. Chaque page recèle la potentialité d'une mort terrible, et sur laquelle on est obligé de tirer bien vite un trait : les sentiments sont superflus dans un monde pareil... Cela surprend, au début, mais force est de reconnaître que c'est très bien vu, et que cela contribue encore un peu plus à l'originalité du roman, mais aussi à sa force.
De tout cela on aurait sans doute envie de conclure immédiatement au chef-d'œuvre. Je ne suis pourtant pas de cet avis. Si je ne saurais nier l'inventivité et la pertinence de ce court roman, si je n'oserais certainement pas le qualifier de « mauvais », ni même de « médiocre », le fait est qu'il m'a un peu déçu, et que le bilan, au final, me paraît plutôt mitigé. Deux raisons à cela, essentiellement, et qui nous renvoient aux comparaisons évoquées plus haut. En effet, Brian Aldiss n'est pas Ballard : il n'a pas son élégance, sa finesse, sa subtilité dans le graphisme ; si le « trop plein » de ce monde foisonnant ne constitue certainement pas un défaut, bien au contraire – la sensation d'étouffement qu'il procure est pour beaucoup dans l'atmosphère du roman –, le style, hélas, ne suit pas, souvent terne, voire maladroit : la peinture est superbe, mais les crayonnés y figurent encore, et si l'idée est brillante, la réalisation est plus contestable.
De même, Brian Aldiss n'est pas Vance : si, dans Le Monde vert comme, par exemple, dans Le cycle de Tschaï, le récit constitue essentiellement un prétexte pour le cadre, il se révèle néanmoins bien vite plutôt laborieux, bien moins efficace et fluide dans l'action ; on se lasse assez rapidement de la tendance « un mort par page », et des ellipses parfois fâcheuses qui jalonnent le roman, certaines scènes s'étendant inconsidérément, quand d'autres donnent l'impression tout aussi regrettable de passer du coq à l'âne... La brièveté du roman, dès lors, devient incontestablement un atout, qui n'empêche pas cependant l'ennui de s'installer.
Au final, Le Monde vert me laisse ainsi l'impression plutôt décevante d'un roman très inventif, qui aurait pu être excellent, mais pèche par trop d'aspects pour convaincre totalement. J'espère que la fameuse « trilogie d'Helliconia », qui traîne depuis quelque temps déjà dans ma volumineuse pile à lire, me permettra enfin de tirer un bilan résolument positif de cet auteur phare qui, pour l'instant, me paraît quelque peu inférieur à sa réputation.