Cet essai court (à peine 180 pages) mais dense et passionnant, l'un des premiers écrits en français du penseur roumain, est à la croisée de deux disciplines.
D'un côté, de l'anthropologie. Mircea Eliade s'intéresse ici aux rites qui façonnent la vie des peuples archaïques et primitifs, que ce soit les Sumériens, les Indo-européens, les Amérindiens, ou même les Indiens, les Japonais, voire même les Grecs et les Romains. Avec force exemples, il montre tous les rites qui reviennent à intervalles réguliers dans la vie d'un homme de ces populations : rites pour la naissance, pour le mariage, pour conjurer les maladies, mais aussi les rites qui structurent les années et les actes importants de la vie quotidienne, les semailles, les moissons, la chasse, etc. Tous ces gestes sont des répétitions de gestes ancestraux, dont l'origine est attribuée à un ancêtre mythique, fondateur de la civilisation, ou même à une divinité. Et leur répétition incessante, à des moments calculés avec précision, ne se contentent pas de rythmer simplement la vie de ces hommes et femmes. Leur fonction est triple :
_ d'abord élever l'homme du commun au niveau de la divinité ou du héros. La répétition savamment orchestrée fait sortir de la basse condition humaine et donne un aspect momentanément surhumain. Et il en allait de même de l'ensemble du monde connu : les palais royaux ou les temples étaient construits selon des modèle divins inspirés aux hommes (aux rois) par révélation, et donc ces bâtiments, imitant des modèles célestes, étaient dotés d'un pouvoir surhumain ; souvent, d'ailleurs, ils suivaient un plan qui était celui d'un cheminement vers un « saint des saints » où ne pouvaient accéder que ceux qui s'étaient purifiés, qui s'étaient élevés.
_ ensuite, revenir au temps ancien, au Temps Primordial, où cet acte a été accompli pour la première fois. Ce Temps Primordial étant, bien souvent, considéré comme un Âge d'or, un temps paradisiaque où la vie était heureuse, sans travail, sans maladie, sans mort, etc.
_ enfin, ce retour permanent des mêmes gestes et des mêmes rituels à une même période de l'année permet de régénérer l'humain. Toutes les fautes, tout ce que de nos jours on appellerait les péchés, de l'année écoulée sont effacés à la fin de l'année. L'année meurt littéralement, c'est-à-dire retourne au Chaos primitif, puis la nouvelle année naît, au sens littérale du terme. Eliade analyse d'une façon absolument passionnante comment les fêtes de nouvelle année reprennent les récits mythiques de la Création : quand une année commence, c'est comme si le monde était créé de nouveau, comme s'il surgissait là, neuf, sans l'usure (physique, morale...) de l'année écoulée.


Fourmillant de multiples exemples pris dans des cultures très différentes mais qui fonctionnent selon les mêmes schémas de pensée, le livre d'Eliade pourrait très bien s'arrêter là et il serait déjà passionnant. Mais il va plus loin : tous ces exemples, toute cette présentation sur les gestes rituels et les imitations d'archétypes surhumains ne se contentent pas d'être une énumération.
Le second champ disciplinaire abordé par Eliade, c'est la philosophie de l'histoire. Car à quoi servent toutes ces répétitions, tous ces retours constants à un passé que l'on répète à l'infini, sinon à échapper à l'histoire. A échapper à l'écoulement inexorable du temps, à l'irréversibilité de l'acte historique. L'histoire, ce sont des événements qui arrivent et qui n'ont aucun sens. Des événements douloureux, famines, massacres, défaites militaires, etc. L'éternel retour des mêmes gestes permet d'effacer les événements, de leur ôter leur caractère irréversible, voire de les oublier complètement.
A côté de cela, Eliade montre l'existence d'autres « théories de l'histoire », qui cherchaient elles aussi à atténuer « la terreur de l'histoire ». Il montre l'importance de l'arrivée des monothéismes, qui ont été les premiers à avoir une vision linéaire de l'histoire, donc à sortir de la vision cyclique d'une répétition éternelle. Mais pour rendre plus supportables les souffrances liées aux événements historiques, on en a fait des signes de la volonté divine. Une sécheresse ? Une famine ? Une défaite ? C'est que le peuple a péché, qu'il s'est écarté de Dieu, c'est un avertissement pour le remettre dans le droit chemin. Et puis, les monothéismes sont tous dans l'attente d'un jugement final ; l'Âge d'or, présent avec l'image du paradis perdu et de l'homme déchu, reviendra à la fin des temps, mais pour les seuls justes.
La dernière partie du livre montre comment, de nos jours encore, ces visions (que ce soit la conception archaïque d'un éternel retour, comme cette théorie des cycles économiques, ou que ce soit la vision d'une linéarité de l'histoire tendant à un progrès final, comme dans le marxisme ou chez ceux qui professent que l'ultra-libéralisme est la forme absolue du progrès et la fin de l'histoire) persistent. Mieux encore, il imagine une passionnante confrontation entre l'homme archaïque et l'homme moderne (par « moderne » il comprend « pris dans le défilement de l'histoire »). Pour un résultat surprenant.
Un très grand petit livre, stimulant, passionnant, dense.

SanFelice
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le 22 avr. 2017

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