Pourquoi lire Le Premier Cercle d’Alexandre Soljénitsyne?



Pour s’échapper de la monotonie du quotidien?


A ce petit jeu la plume de Soljénitsyne ne pèse pas bien lourd. Quitter notre quotidien pour rejoindre la grisaille soviétique? Cet endroit où les gens ont froid, ont des chapeaux gris et des chaussures à fermeture éclairs?


Pour se faire peur?


Il faut bien dire que le premier cercle n’a rien d’un film de Tarantino. Dans ce roman fleuve, pas une goutte de sang. L’administration pénitentiaire semblerait presque édulcorée: ici les prisonniers mangent à leur faim. Ils sont même aux contacts d’externes, espèces d’hybrides entre surveillants et collègues de bureau.


Alors?


Si l’on entre dans ce monument de la littérature russe c’est pour goûter le parfum âcre de la liberté. De personnages en rebondissements Soljénitsyne dessine un portrait de la société moscovite des années 50. Dans ce paradis autoproclamé du prolétariat chacun des personnages doit se situer face à ce mensonge, qu’il soit à l’intérieur où à l’extérieur de la clôture. Calculateurs, passionnés, audacieux, indolent, ici le choix rattrapera chacun. Les prisonniers avaient bien essayés de faire comme tout le monde et de se laver les mains de ce qui se passait. De se construire leur zone de tranquillité. Mais la patrie les a rattrapés, avides de cerveaux corvéables, pour dessiner des centrales électriques ou des nouveaux moyens de télécommunication. En même temps que s’évanouissent leur confort ou leurs espoirs de carrière la chape de l’autocensure s’allège. Petit à petit ce premier cercle de l’enfer concentrationnaire devient sous nos yeux un lieux de débats où les reclus, communiste convaincus, orthodoxes fervents, sceptiques et idéalistes passionnés discutent à bâton rompu. Eux qui libres s’étaient évertués à ne pas réfléchir trop fort s’éveillent au débats, à l’amitié et à la liberté. Un régal!


Extrait:



-Vous n’avez pas encore fait de goulag, vous êtes mauvais juge. Vous ne savez pas le supplice qu’on y endure. Les gens qui y arrivent sont faits ainsi ou autrement, mais lorsqu’ils en sortent -s’ils en sortent- ils sont méconnaissables, ce ne sont plus les mêmes. C’est bien connu, l’existence détermine la conscience



-N-n-n-n-non! -Kondrachov déploya ses long bras prêts à empoigner tout un monde. -Non! Non! Non! Ce serait trop humiliant! A quoi bon vivre alors? Pourquoi dans ce cas y aurait-il des amants fidèles malgré leur séparation? Car enfin l’existence exigerait qu’ils se trahissent? Pourquoi les gens se montrent-ils tous différents lorsqu’on les soumet à des conditions identiques, comme celle du camp de concentration? On ne sait pas au juste à qui revient l’initiative: est-ce la vie qui forme l’homme ou l’homme fort et généreux qui forme la vie?



Nerjine était tranquillement persuadé de la supériorité de son expérience pratique sur les conceptions fantastique de cet idéaliste qui se soustrayait à tout vieillissement. Mais il était impossible de ne pas se laisser éblouir par ses objections:



-A sa naissance, l’homme est doté d’une certaine Essence! C’est en quelque sorte le noyau de l’homme, c’est son moi. Aucune condition externe ne peut le déterminer! En outre, tout homme porte en lui une Image de la Perfection qui parfois s’éclipse, mais parfois se manifeste, et avec quelle vigueur, pour lui rappeler ses obligations de chevalier!



-Il y a également ce point, dit en se grattant la nuque Nerjine qui, entretemps s’était rassis sur son billot. Pourquoi tous ces chevaliers, chez vous, et tout cet attirail chevalresque? Il me semble que vous passez la mesure [...]. Une jeune fille mobilisée dans la DCA devient chez vous un chevalier, un plateau de cuivre devient sous votre pinceau un bouclierde chevalier…



-Comment? dit Kondrachov stupéfait. Cela ne vous plait pas? Je passe la mesure? Ha! Ha! Ha!
Il fut tout entier secoué d’un grandiose éclat de rire dont l’écho roula dans l’escalier comme de rocher en rocher. Et, comme s’il était juché sur un coursier et tenait une lance en arrêt, il pointa sur Nerjine son bras, l’index aiguisé:



-Qui donc a exilé les chevaliers de notre existence? Des hommes épris d’argent et de commerce! Des amateurs de festin bachiques! Or que manque-t-il à notre siècle? Des gens inscrits à des partis? Non, très cher, mais des chevaliers! Du temps des des chevaliers, pas de camps de concentration! Ni de chambre à gaz!



Soudain silencieux, se laissant mollement choir de toute la hauteur de sa selle jusqu’à s’accroupir au niveau de son visiteur, étincelant de tout l’éclat de ses lunettes, il lui dit:



-Voulez-vous que je vous fasse voir?



C’est ainsi que s’achèvent toutes les discussions avec les artistes!


Henride_Varax
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le 30 nov. 2019

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H Vrx

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