« Au-dessus de sa cellule, on écrira : Il croit en lui-même »

D’abord une petite histoire, suivie de deux questions.


Imaginez une forêt remplie d’arbres. L’un d’eux, plus vieux que les autres, est mort depuis un certain temps et, avec le vent, il commence à se fendre et finit par tomber.


I. Cet arbre fera-t-il du bruit en tombant si aucune conscience n’est là pour l’entendre ?


II. Cet arbre existe-t-il si aucune conscience n’est là pour l’observer ?


Le but de cette expérience de pensée relativement célèbre est d’établir si vous avez un minimum de sens commun ou, au contraire, si vous avez le cerveau complètement ramolli par l’idéalisme philosophique (faites moi part de votre avis dans les commentaires).


Bon. C’est bien tout ça, mais ça a commencé à merder à quel moment cette histoire ?



Trouver une philosophie nouvelle



Au XVIIe siècle, le contexte philosophique et scientifique de l’époque est tel que la scolastique médiévale semble appartenir au passé. Celle-ci lutte contre la jeune science (moderne) qui vient de naître, et sur le terrain de l’astronomie, de la physique ou encore de la médecine, elle accumule les revers.


On lui reproche tout autant sa stérilité pratique que théorique et cela fait déjà longtemps que les esprits les plus entreprenants se sont détournés d’elle pour se porter ailleurs. Pourtant, il faudra attendre l’œuvre de Descartes pour entériner l’acte de décès de la scolastique.


Jeune mathématicien, Descartes a obtenu dans ce domaine des succès foudroyants : on lui doit notamment la géométrie analytique, les lois de la réfraction ou encore les nombres imaginaires. Mais son ambition ne s’arrête par là : il compte définir rien de moins qu’une nouvelle marche à suivre, inspirée des mathématiques, pour enfin sortir de l’impasse de la scolastique. Descartes a l’intention d’appliquer à tous les problèmes de la pensée une méthode nouvelle.


Principes qui, une fois établis, allaient entraîner la philosophie dans une aventure périlleuse dont les conséquences ne se firent pas immédiatement sentir…



La méthode



La démarche révolutionnaire de Descartes, qu’il développe dans le Discours de la méthode, a donc pour objet de poser a priori les conditions de la connaissance. En quoi consiste-t-elle ?


1/ Le mathématisme de la méthode contraint le philosophe d’aller de la pensée à l’être, et même de définir toujours l’être en terme de pensées. Car chez le mathématicien, le problème de l’essence prime celui de l’existence : le vrai cercle et le vrai triangle sont l’idée du cercle et du triangle, et les figures données dans l’expérience sensible n’en sont qu’une approximation. Descartes renoue ici avec une intuition assez ancienne que l’on retrouve chez les pythagoriciens et les platoniciens, à savoir que la géométrie est la reine des sciences (Spinoza fondera lui aussi son Éthique par cette méthode).


2/ Cette application systématique de la méthode mathématique au réel a pour résultat de substituer à la complexité concrète des choses un certain nombre d’idées claires et distinctes, conçues comme la véritable réalité. Bref, pour Descartes, le réel se réduit à deux Idées exclusives, la pensée et l’étendue.


Étienne Gilson parle à ce titre d'une « révolution copernicienne » de la pensée : alors que la scolastique avait pour méthode d’aller de la chose à la connaissance, Descartes renverse radicalement le point de vue en allant désormais de la pensée à la chose. Descartes demande en quelque sorte à la pensée de garantir l’être - ce qui est le propre du cogito (« Je pense donc je suis ») - là où le philosophe médiéval demandait à l’être de garantir la pensée (chez les scolastiques la pensée est considérée comme le passage de l’être d’un état à un autre - de la puissance à l’acte - « je suis donc je pense »).


En transformant tout l’univers matériel en "étendue" cette nouvelle philosophie paraîtra dans un premier temps féconde, au moins en regard des sciences de son temps. Et quoi de plus naturel : la science mathématique ayant imposé sa méthode elle s’y retrouve forcément dans les résultats. Alors que la scolastique avait commis l’erreur de biologiser l’inorganique, le mécanicisme cartésien fut bien plus adapté à la toute nouvelle mécanique galiléenne. Quand il faudra penser l’organique, elle sera moins à l’aise (la théorie des animaux-machines).



Le revers de la médaille



Mais la véritable difficulté n’est pas à chercher du côté des sciences. En transformant le concret en une "mosaïque" d'idées claires et distinctes, le mathématisme cartésien allait au devant de périls philosophiques que les siècles suivants essayeront en vain de résoudre. En fait, le souci de cette philosophie c’est qu’elle doit essayer de récupérer des résultats philosophiques à l’aide d’une méthode qui ne l’est pas.


Quelles sont ces difficultés ?


Le doute méthodique aboutit à la pensée "pure", au cogito, mais comment récupérer par la suite la réalité du monde extérieur, celui situé hors de la pensée ? En partant de la pensée on semble condamné à y rester et Descartes devra user d’une argumentation compliquée via un détour par la véracité divine - Dieu ne nous trompe pas sur la cause apparente de nos sensations - pour récupérer tant bien que mal la matérialité du monde extérieur.


De ces idées claires et distinctes il découle la difficulté de concevoir comment celles-ci peuvent interagir entre elles pour composer une réalité complexe et entremêlée : il est en effet dans nature des idées claires et distinctes de s’exclure. De là le culte des "antinomies" parcourant la philosophie moderne : Kant y est confronté et Hegel pense que l’effort pour les surmonter constitue l’essence même de la philosophie. Ainsi, Gilson cite une problématique bien connue : comment le domaine de la pensée pure peut-il entrer en contact avec celui de l’étendue pure, puisque le propre des substances est de s’exclure ? On ne le sait pas, et une grande partie de la philosophie des siècles suivants s’épuisera à reprendre le problème sur les bases posées par Descartes, le but étant de jeter un "pont" reliant des fragments du réel entre lesquels Descartes avait creusé un fossé infranchissable. Pour unir l’âme et le corps on aura l’occasionnalisme de Malebranche, l’harmonie préétablie de Leibniz, le parallélisme de Spinoza, etc. Gilson compare tout ces admirables édifices philosophiques à un amoncellement d’hypothèses ad hoc dont le seul but est de sauver les "apparences", un peu à la manière de ces épicycles venus suppléer le géocentrisme ptoléméen.


En fait, en remettant en cause toute communication mutuelle des substances, c’est la causalité même qui devint une véritable énigme. Comment une substance pourrait-elle agir sur une autre si celles-ci s’excluent absolument ? Ainsi, dans la conception cartésienne de la matière comme étendue, l’action d’un corps sur un autre devient inintelligible : pour Descartes, le mouvement ne fait pas partie des idées "claires et distinctes" et pour lui c’est Dieu qui est la cause des mouvements par une "création renouvelée" à chaque instant. Malebranche, reprenant le problème posé par Descartes, expulse la causalité des phénomènes pour l’établir dans la seule volonté divine (c'est l’occasionalisme). La suite est somme toute logique : David Hume fera de la causalité une simple relation contingente, une succession, que seule une habitude mentale liée à la répétition des événements nous fait prendre pour une causalité. « Le scepticisme de Hume descend donc du mathématisme cartésien en ligne directe ; il n’exprime que l’impossibilité de rétablir des relations réelles entre des substances, une fois séparées. »



Se réveiller d'un sommeil dogmatique



C’est alors que toute la science commence à vaciller. Kant a bien raison de sortir de son "sommeil dogmatique" : car comment une science universelle est-elle possible si la causalité n’existe plus ? L’objectif est donc redonner sa juridiction universelle à la science, dont l’exemple le plus parfait et abouti d’alors est la physique newtonienne. Après avoir expulsé la causalité des choses mêmes, il ne restait plus qu’à la faire prescrire par l’esprit du sujet. Pour Kant, la causalité est une des catégories a priori de l’esprit humain, ce qui veut dire qu’elle n’appartient pas au monde extérieur. Initiée avec Descartes, la philosophie nouvelle venait d’achever une « courbe parfaite » dont les résultats étaient contenus en puissance dans la méthode : « Partie de l’esprit, après plusieurs tentatives infructueuses pour en sortir, la philosophie déclarait son intention définitive d’y rester ». Et en effet, si Kant fait de la causalité une catégorie a priori de l’esprit, il en est de même du temps et de l’espace. Dans ces conditions, on ne voit pas trop ce qu’il reste aux "choses en soi" (faites moi signe si vous avez une idée !), les fameux "noumènes", que Kant déclare de toute façon inconnaissables.


Paraît-il que la question de savoir comment Kant en arrive à poser l’existence des "choses en soi" tout en les déclarant inconnaissables est un des grands leitmotivs des cours de philosophie à la fac. La raison en est peut-être qu’il se cacherait, derrière le Kant "idéaliste", un Kant métaphysicien qui continue de raisonner en réaliste, et ce malgré sa propre philosophie. Mais il ne faudra pas longtemps pour que quelqu’un - à savoir Berkeley – découvre le subterfuge et laisse définitivement tomber la "chose en soi" pour ne garder que l’esprit. Ce solipsisme pousse jusqu’à ses extrêmes conséquences l’idéalisme philosophique, mais peu de philosophes s’y risqueront, le sens commun réaliste de tout à chacun constituant malgré tout un rempart puissant difficile à entamer.


Si la méthode a priori de Descartes fut les mathématiques, Kant choisit la physique. Il faut bien rappeler ici que la méthode a priori engage les conclusions du raisonnement : le mathématisme cartésien, qui n’est pas limité par l’expérience sensible, laissait la porte ouverte à une métaphysique, et Descartes retombait tant bien que mal sur les conclusions de la scolastique : spiritualité de l’âme, existence de Dieu, existence de la matière, etc. La physique newtonienne, circonscrite par l'intuition sensible, rend toute métaphysique impossible.


Ainsi, le sceptique, invoquant Kant pour railler les "preuves" de l’existence de Dieu, oublie un peu vite que sa méthode réserve le même sort à l’existence du monde…



De la philosophie au scientisme



Il n’est pas étonnant, par ailleurs, qu’en prenant une science pour méthode, la philosophie en arrive à se vider de son contenu propre : le scientisme du XIXe, en se limitant à l’étude de la science objective (dans un langage kantien, des phénomènes), paraît avoir une affinité intime avec l’idéalisme. Ce qui n’est pas un hasard. Car, pour Gilson, les philosophies idéalistes en arrivent fatalement à choisir pour objet la Science ou encore l’histoire des idées aboutissant à la constitution de la Science (l’histoire de l’esprit). Pourquoi Hegel, Wittgenstein et tant d’autres furent-ils si persuadés d’accomplir "l'aboutissement" et la fin de toute philosophie ? « Lorsqu’il pense vraiment en idéaliste, l’idéaliste réalise sous sa forme parfaite l’essence du "professeur de philosophie" ; au lieu que, lorsqu’il pense vraiment en réaliste, le réaliste s’accorde avec l’essence authentique du philosophe ; car le philosophe parle des choses, mais le professeur de philosophie parle de philosophie. »


Ainsi, une démarche novatrice fut la cause de toutes les difficultés ultérieures rencontrées : celle de décréter, a priori, que la méthode d’une des sciences du réel était valable pour la totalité du réel. Décision qui devait aboutir, tôt ou tard, à la disparition pure et simple de la philosophie en tant que discipline propre. On se condamne à ne tirer de la méthode que ce qu’elle peut donner, c’est-à-dire de la science et non de la philosophie. « Il n’est pas sûr, il n’est pas démontrable en tout cas, que ce qui est négligé par la nature même de la méthode, soit en effet négligeable. » L. Brunschvicg



La voie sans issue



Voici donc la philosophie sur la voie de sa propre dissolution. Rappelons que le point de départ de Descartes abouti à deux conséquences également intolérables :


1/ Dissoudre la philosophie dans une science par une méthode a priori (les mathématiques chez Descartes, la physique chez Kant, la linguistique chez Wittgenstein, etc.). « C’est pourquoi nul réaliste n’a jamais écrit aucun Discours de la méthode ; il ne peut savoir de quelle manière on connaît les choses avant de les avoir connues. ». Car la méthode se déduit a posteriori de la science et non la science de la méthode.


2/ Réduire le réel à la seule perception du sujet pensant. Fait de pensées et de leurs représentations, l’univers ne contiendrait ni matière, ni substance douées d’une existence propre et indépendante du sujet. À croire l’idéaliste, la pensée serait tout (?) et en dehors d’elle il n’y aurait rien (!?), par conséquent il n’y avait rien avant elle (?!?), et si elle venait à disparaître il n’y aurait rien après elle (???). Fort heureusement, il est difficile de faire violence au sens commun, et les idéalistes jouent souvent un rôle ; en effet « vous obtiendrez difficilement d’eux l’aveu que la terre sur laquelle nous sommes n’existait pas avant l’apparition du plus humble des organismes capables d’éprouver une sensation ; que le savant n’étudie pas les choses, mais leur confère l’existence par un pouvoir créateur propre à l’esprit ; qu’observer un fait c’est le tirer du néant ».


Il n’y a certes aucune objection à trouver au cogito en lui-même, mais force est de constater que ce point de départ ne mène nulle part. Car qui démarre par la pensée ne sortira jamais de lui-même. Et face à un tel constat d’échec, il est folie de ne pas vouloir faire marche arrière.


« Il y a un sceptique autrement plus redoutable que celui qui croit que tout à commencé dans la matière : on peut rencontrer le sceptique qui croit que tout a commencé en lui-même. Il ne doute pas de l’existence des anges ou des démons, mais de l’existence des hommes et des vaches. Pour cet individu, ses propres amis sont une mythologie de son invention. Il a créé son propre père et sa propre mère. […] Quand cet homme, ne croyant plus rien ni en personne, se retrouvera seul dans son propre cauchemar, alors la grande devise individualiste, avec une ironie vengeresse, sera écrite au-dessus de sa tête. Les étoiles ne seront plus que des points au noir firmament de son propre cerveau ; le visage de sa mère ne sera plus qu’une esquisse tracée avec un stupide crayon sur les murs de sa cellule. Mais au-dessus de sa cellule on écrira, avec une effroyable vérité : « Il croit en lui-même » G.K. Chesterton

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le 15 nov. 2021

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P. b.

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