Il y a encore une semaine, je ne connaissais ni le nom de Pat Barker, ni le titre de son dernier roman paru en 2020, ni les éditions Charleston qui ont publié celui-ci en France. Après vérification, il s'agit d'un éditeur publiant uniquement des femmes et qui semble ne s'adresser qu'à des lectrices. Mais bien qu'ayant le tort d'être du mauvais genre, je n'ai pas eu peur de me lancer dans la lecture de ce roman présenté comme une version féminine et féministe de l'Iliade... Reprendre des événements historiques ou des mythes bien connus en changeant de perspective, c'est le genre d'exercice qui me plaît tout particulièrement.
Avant tout, il faut évacuer le bullshit marketing à base de "voix de toutes les femmes laissées muettes par l'Histoire qui s'élèvent après 3000 ans de silence". D'une part, la seule voix que nous entendrons vraiment sera celle de Briséis, l'esclave dont Homère nous dit qu'elle fut donnée à Achille puis à Agamemnon, provoquant la fameuse colère du premier. D'autre part, quand on s'intéresse au sujet, on sait qu'écrire sur les vaincues de la guerre de Troie n'est pas une idée neuve, celles-ci ayant notamment inspiré à Euripide sa tragédie "Les Troyennes" vingt-quatre siècles avant #MeToo. Plus près de nous, on a un exemple de réinterprétation féminine (et misandre) de l'épopée homérique avec "La trahison des dieux" de Marion Zimmer Bradley. J'avoue d'ailleurs qu'en entamant "Le silence des vaincues" je craignais un peu le texte lourdement militant, avec des femmes fortes et courageuses opposées aux mâles bêtes et méchants... En réalité, on découvre dans ces pages un Achille en grand enfant plein de failles, un Patrocle en homme attentionné qui suscite la sympathie, et l'on trouve même des seconds rôles masculins présentés de manière très positive comme le médecin Machaon ou le vieux roi Priam.
Le roman part sur d'excellentes bases. La première partie sur les trois qu'il comporte est très convaincante, voire brillante. On a précisément ce qu'on est venu chercher : un autre regard sur la guerre de Troie, le mythe vu par le petit bout de la lorgnette. Ainsi on ne saura pas grand-chose des combats qui se déroulent hors-champ, et c'est tant mieux. Il n'y a rien d'épique ou de romantique dans le récit de l'infortunée Briséis, ce n'est que la triste réalité de la guerre vécue de l'arrière : l'ennui, la saleté, la maladie, le désespoir...
Et puis soudain, lorsque nous entrons dans la deuxième partie, patatras ! le bel édifice s'effondre. On cesse de tout voir à travers le regard de Briséis et les chapitres à la première personne alternent désormais avec des chapitres à la troisième personne, beaucoup plus classiques puisqu'on se focalise alors sur les habituels héros de la guerre de Troie. Pat Barker trahit ce qui semblait être son intention initiale, comme si, une fois confrontée aux faits narrés dans l'Iliade (Homère ne racontant pas toute la guerre de Troie, mais seulement les événements compris entre la dispute d'Achille et d'Agamemnon et les funérailles d'Hector) elle n'osait plus garder le cap qu'elle s'était fixé. On se retrouve donc plus ou moins avec l'histoire que nous connaissons depuis toujours, celle d'Achille pour l'essentiel... ce qu'admet la narratrice à la fin du roman, comme un aveu d'échec de la part de l'auteure. Cependant, une fois digérée la grosse déception de la deuxième partie et mes attentes revues à la baisse, j'ai pu davantage apprécier ma lecture, d'autant que les derniers chapitres se recentrent enfin sur le personnage de Briséis.
Autre chose qui, sans être rédhibitoire, m'a plutôt déplu : sans doute dans une volonté de "faire actuel" puisque c'est un des arguments commerciaux du roman (utiliser le passé pour mieux évoquer le présent), l'auteure a émaillé ses dialogues de vocabulaire familier (mais un guerrier grec qui s'adresse à un autre en l'appelant "mon pote", ça a tendance à briser l'immersion) et ne manque pas d'utiliser des concepts modernes tels que nos unités de mesures : centimètres, kilos, secondes... qui n'ont aucun sens dans un contexte antique. Dommage, car hormis ces quelques accrocs la reconstitution est crédible, on sent que Pat Barker connaît bien et respecte l'œuvre d'Homère... Elle la respecte peut-être trop, d'ailleurs.
Au bout du compte, "Le silence des vaincues" aura été pour moi la parfaite illustration d'une lecture mitigée : beaucoup d'excellentes choses, et beaucoup de points décevants. Loin d'être un mauvais roman, il reste une honorable réécriture de l'Iliade, une parmi des dizaines d'autres... malheureusement pas aussi novatrice qu'elle aurait dû l'être, qui n'ose pas aller au bout de ses idées, et qui laisse un goût amer de belles promesses non tenues.