La première fois que j'ai lu « Le Silmarillion », j'étais partagé entre deux sentiments. Face à une telle puissance narrative, j'étais admiratif. J'assistais à l'aurore d'une mythologie littéraire, une épopée aussi brillante que déconcertante, un trésor d'images guerrières, de lyrisme désespéré et de romantisme crépusculaire. Je retrouvais tout ce qui m'avait passionné, enfant, dans la mythologie grecque et la geste arthurienne. Mais j'étais aussi déçu. Car « Le Silmarillion » n'est qu'un résumé de tout ce qu'il aurait pu être. Tant de générations de héros, tant de noms et de haut-faits parfois trop rapidement survolés, dans un style souvent austère, froid. Des royaumes elfes et de leur vie quotidienne, nous ne savons presque rien. Peu de descriptions (l’extrême contraire du « Seigneur des Anneaux »), des dialogues concis, qui se doivent de courir vers l'essentiel... La matière est trop importante. Tolkien n'eut pas assez de toute une vie pour retranscrire la totalité de ce qui habitait son prodigieux esprit. J'avais fini par me perdre. L'Histoire de la Terre du Milieu ne fut bientôt plus pour moi qu'un tourbillon presque informe duquel n'émergèrent, sporadiquement, que quelques souvenirs puissamment évocateurs.
Des années plus tard, alors que je me lance dans la (re)lecture des oeuvres complètes de J.R.R., le brouillard s'est levé. Le sens de tout ce que j'avais lu m'a frappé le visage, limpide et prodigieux. Le puzzle éclaté s'est reconstitué et, cette fois, j'ai vraiment pris plaisir à lire les aventures lointaines des premiers Elfes, Hommes et Nains.
« Le Silmarillion » est un texte qui s'apprivoise. Nombreux sont ceux qui souffrent à la première approche, et j'en ai fait partie. Mais à mesure que mon intérêt pour l'insurpassable structure adamantine du « Seigneur des Anneaux » a crû, la motivation de connaitre et de comprendre les innombrables liens qui traversent, tel un réseau neuronal littéraire, les Quatre Ages de la Terre du Milieu, est devenue la source d'un rare plaisir lié au rêve, à la poésie et à la foi aux mondes au delà du monde.
Lire un tel livre, à notre époque, n'a de sens qu'au sein d'une quête, je crois. C'est un voyage vers la source des idées, une immersion dans l'océan de toutes les grandeurs et détresses de la vision artistique d'un Homme. Vision, hélas, à jamais inachevée, comme si, dès le début, l'ampleur de l'entreprise l'avait condamné à l'échec. Rappel, peut-être, qu'un Homme seul n'est pas censé accomplir le travail de toute une civilisation.