Le Soleil se lève aussi n’est que le second roman d’Hemingway que je lis (après Pour qui sonne le glas), mais il m’a tellement plu que je devrais, sous peu, poursuivre l’oeuvre du Prix Nobel de littérature 54. Dans ce roman, Hemingway montre un art subtil qui consiste à dissimuler sous une superficialité apparente une œuvre complexe et d’une grande profondeur psychologique.
Le Soleil se lève aussi est découpé en trois parties. La première se déroule dans le Paris des années 20 (le roman est écrit en 1926) et les personnages principaux sont des Anglo-saxons (surtout Américains) présents à la capitale française pour leur travail ou leurs loisirs ; par exemple, le narrateur, Jacob Barnes, dit Jake, est journaliste. Autour de lui gravitent Bill, Robert, Brett et son futur mari Mike. Tous traînent leur ennui dans le Paris mondain, allant de bars en night clubs. Cela permet à Hemingway de coucher sur le papier son expérience parisienne.
Le faux-semblant du roman consiste à croire que nous sommes dans une œuvre superficielle. En effet, il pourrait être facile de se dire qu’on n’a ici que des personnages sans substance, qui passent leur temps à se draguer et à boire, puis à boire et se draguer. C’est une description fine et précise du Paris mondain, des barons grecs qui dépensent leur argent sans compter pour passer leurs nuits entourés de femmes, de femmes séduisantes et élégantes (presque des femmes fatales d’ailleurs, puisqu’on peut dire que l’action se construira autour du seul véritable personnage féminin du roman, Brett), etc. Les personnages finissent toujours ivres, et souvent seuls.
La quasi absence de description et une narration apparemment simpliste participent également à cette impression de superficialité. Cependant, dès cette première partie, on peut ressentir des moments plus denses, plus mélancoliques. Après chaque soirée passée avec Brett, Jake s’effondre sur son lit, submergé par la déprime. L’illusion quant au mode de vie si particulier des protagonistes commence à s’ébrécher. Cette vie de plaisirs et de loisirs n’est pas aussi insouciante qu’on ne le croirait, en tout cas elle n’est pas suffisante pour cacher des fêlures des personnages. Et cela ne fera que s’accentuer, progressivement mais inexorablement, dans la deuxième partie.
Si la première partie se déroule à Paris, la seconde prend place en Espagne, et le narrateur, en fin de roman, n’hésite pas à opposer les deux pays, deux cultures différentes. Son critère pour juger les deux nations ? L’amitié. Selon Jake, en France, tout est plus simple : les amitiés se mesurent à l’aune de l’argent : quelqu’un qui dépense son argent sans compter a de nombreux amis. En Espagne, tout est plus complexe, il y a des questions d’honneur et de passions qui entrent en jeu. A ce titre, l’Espagne apparaît comme plus authentique, moins superficielle que la France.
Cette vision, d’un cynisme terrible, est assez typique de la psychologie des protagonistes du roman. Nous sommes ici dans cette « génération perdue » qui se la joue cynique, s’amusant à jouer avec les valeurs morales de son temps. Une génération qui souhaiterait que l’argent tienne lieu de vertu, qui fait la fête pour ne pas penser à ses échecs et qui boit pour combler sa solitude. Mais ce jeu n’est pas sans conséquence.
La partie espagnole, la plus importante en nombre de pages, l’est aussi dans la signification du roman. L’Espagne du roman est un monde incertain, dans lequel certaines valeurs morales restent importantes. Il suffit de voir, pour s’en assurer, l’accueil réservé à Jake par le tenancier de l’hôtel, Montoya. Il n’accepte d’accueillir l’Américain que parce que celui-ci est un véritable aficionado, un homme habité par la pleine passion de la tauromachie. Alors que l’hôtelier de Pampelune est obligé de refuser du monde en pleine saison de fiesta, il aura toujours de la place pour un vrai aficionado et un vrai torero. Et si Jake a réussi à gagner la confiance de Montoya par sa passion de la corrida, il va cependant la perdre au fil du roman par le manque de respect qu’il affichera envers un torero.
Un autre élément va opposer la France et l’Espagne. A Paris, les personnages vivaient dans le calme et la routine, une vie stable et assurée, sans heurts, sans incertitude, sans désir de changer quoi que ce soit. L’Espagne, au contraire, est le lieu du danger. Et, plus que tout, la fiesta tient une place symbolique forte. La corrida, selon les mots de Jake, développent une « sensation de tragédie imminente » ; les toreros jouent constamment avec la mort, à la limite du drame. Pendant de nombreuses pages, Jake nous explique que le meilleur torero est celui qui s’approche le plus du taureau, celui qui va flirter avec lui dans un jeu potentiellement terrible. Il faut aller sur le territoire du taureau, comme si on allait au devant de la tragédie. Cette façon qu’ont les toreros d’aller vers le danger, de jouer au bord du précipice, est aussi la façon de vivre de ces personnages. Sauf que là où, pour les toreros, c’est magnifique car héroïque (terme essentielle dans la littérature d’Hemingway), avec les autres, c’est pathétique (à noter que, même pour quelqu'un comme moi qui ne supporte pas les corridas, les pages que leur consacre Hemingway sont splendides).
C’est sans doute cela que recherchent les protagonistes du roman. L’Espagne des arènes, c’est le lieu où l’on sort de sa routine, où le danger donne du sel à l’existence. Mais aussi le lieu où, plus qu’à Paris, on se rend compte de la vanité de son existence et de son mode de vie.
C’est cela qui va travailler les personnages tout au long de cette deuxième partie, où les enjeux du roman semblent enfin se dévoiler. Le rapport entre les membres du groupe va s’afficher plus nettement, et le rôle de Brett deviendra essentiel. Brett, c’est la future femme de Mike, mais c’est aussi celle dont Robert est amoureux et qu’il va poursuivre de façon éhontée, comme un Manuel Valls poursuivant vainement n’importe quel poste lui promettant de glaner un peu de pouvoir. Et puis, Brett, c’est aussi celle dont le narrateur Jake est amoureux fou ; pour lui, Brett n’est pas une femme ordinaire, elle est LA femme, le parangon de l’élégance et du charme. Brett, c’est elle qui distribue la souffrance amoureuse autour d’elle, bien involontairement. C’est pour elle que les personnages vont s’opposer, voire se disputer. Finalement, c’est autour d’elle qu’ils vont bouger, se positionner, et ce jusqu’au chapitre final.
Mais Brett, quant à elle, est peut-être celle qui, derrière une apparence de femme aimant faire la fête et être entourée de jeunes hommes, souffre le plus de cette situation. Il faut attendre les ultimes pages pour la voir s’ouvrir un peu et avouer la douleur qu’elle ressent, son désir d’une stabilité qu’elle ne peut atteindre, mais aussi sa course aux jeunes hommes dans le but d’oublier, provisoirement, qu’elle n’est plus très jeune elle-même. La relation entre elle et Jake, pleine de non-dits, de désirs semi-avoués et de mélancolie, constituent certaines des plus belles pages du roman.
Le Soleil se lève aussi est donc un très beau roman, dont la qualité doit aller se quérir derrière une apparente simplicité. L’écriture est très travaillée, et cela se voit surtout dans les descriptions espagnoles : le petit vallon où Jake et Bill vont pécher, la fiesta et la corrida, mais aussi les moments de solitudes de Jake, si douloureux qu’il ne peut s’endormir sans être ivre. Un roman sombre, description d’une génération qui se veut cynique mais dont le jeu moral les accable de souffrances inavouées. Un grand roman.
[8,5]