Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2017/09/le-sultan-des-nuages-de-geoffrey-a.landis.html
QUI ÇA ?
Retour à la remarquable collection « Une heure-lumière » des Éditions du Bélial’. Après avoir incompréhensiblement peiné sur Poumon vert de Ian R. MacLeod, et laissé de côté pour l’heure Le Regard de Ken Liu (mais ça viendra), je me mets presque dès parution aux deux nouveaux titres de cette belle gamme de novellas – et avec un certain effort de volonté, même si difficilement justifiable, car je laisse délibérément mijoter un peu 24 vues du mont Fuji, par Hokusai, de Roger Zelazny, qui me fait vraiment, VRAIMENT de l’œil (nippo-tentaculaire).
En attendant, voici donc, paru en même temps, Le Sultan des nuages, de Geoffrey A. Landis. Comme nombre des titres de la collection, ce petit volume très aéré a été récompensé, en l’espèce par le prix Theodore Sturgeon 2011 ; il avait également été finaliste du prix Nebula.
Et là, j’avoue mon ignorance : je n’avais jamais entendu parler de ce Geoffrey A. Landis (ou alors j’ai oublié). Ce qui n’a au fond rien d’étonnant : l’auteur est « très peu prolifique », si très souvent primé – outre le prix Theodore Sturgeon pour la présente novella, il a remporté deux Hugo en 1992 et 2003 pour ses nouvelles « Marche au soleil » et « Falling Onto Mars », le Nebula de la meilleure nouvelle 1989 pour « Quelques rides sur la mer de Dirac », et le Locus du meilleur premier roman 2001 pour Mars Crossing. Par ailleurs, il n’a été que très, très peu traduit en français – avant Le Sultan des nuages, du coup le premier volume français à son nom, seules quatre de ses nouvelles avaient été traduites, et il y a assez longtemps de cela, dans des anthologies épuisées depuis un bail…
Mais il n’est jamais trop tard pour découvrir, hein ? Et les aperçus biographiques de l’auteur entrevus çà et là inspirent plutôt confiance : si l’auteur de SF est rare, il dispose assurément du background pour livrer des récits spéculatifs éventuellement pointus, car il est avant toute chose un scientifique américain, attaché à la NASA, et dont les recherches portent notamment sur l’exploration de Mars et de Vénus, ainsi que sur les technologies associées (il en a breveté quelques-unes), concernant notamment l’habitat.
On est dès lors tenté de voir en lui un auteur à rattacher au courant « hard science », aux côtés notamment d’un Greg Egan ou d’un Stephen Baxter, et je suppose que c’est bel et bien ce qu’il est – mais il peut aussi être autre chose, et je dois dire que c’est peut-être surtout cette autre chose qui m’a parlé dans cette sympathique novella.
LES FEMMES VIENNENT DE MARS, ET LES GARÇONS DE VÉNUS
Nous sommes quelques siècles dans le futur – pas si loin, sans doute, et le système solaire est encore en cours de colonisation, suffisamment toutefois pour que l’humanité ait changé au-delà de la seule technologie. Un de ces changements, mais peut-être pas forcément le plus significatif, consiste en la disparition de l’État, dont les attributions ont été accaparées par des firmes aux dimensions colossales, façon cyberpunk.
Le Dr Léa Hamakawa est une éminente scientifique, un génie à vrai dire (même si sans doute un peu sèche), qui travaille sur diverses approches de la colonisation du système solaire, incluant de nouveaux habitats et les procédés de terraformation ; elle a beaucoup travaillé sur Mars, mais pas uniquement. À ses côtés, son collègue David Tinkerman – enfin, « collègue »… Lui est plus un « technicien » qu’un « vrai scientifique », à les en croire tous deux ; ce qui ne l’empêche bien entendu pas d’être fou amoureux du Dr Hamakawa, laquelle n’en tient guère compte, globalement. Et ce plus ou moins loser est notre narrateur.
Un beau jour (façon de parler), Léa Hamakawa reçoit… une lettre. Une vraie lettre, au sens matériel – avec une enveloppe, et manuscrite. Ce qui n’est certes pas banal. Et c’est une invitation à se rendre dans la ville flottante d’Hypatie, sur Vénus, pour y discuter de ses travaux notamment martiens. La lettre est signée Carlos Fernando Delacroix Ortega de la Jolla y Nordwald-Gruenbaum, le puissant héritier d’une des plus grandes et riches firmes de l’ensemble du système solaire.
Le Dr Hamakawa accepte l’invitation – et se rend donc sur Vénus, où elle est accueillie par son hôte, qui s'avère être un gamin de douze ans, en années terriennes ; ce qui n’enlève rien à sa puissance de « sultan des nuages ». Mais, dans ses bagages, sans guère d’explications, la scientifique de génie a embarqué son « technicien » David Tinkerman – qui observe tout ce qui se produit autour de lui (et autour d’elle) avec des yeux en permanence exorbités par la surprise et l’incompréhension.
Et il se trouve que l'enfant prodige a des idées derrière la tête – étonnant, non ?
VIVRE DANS LES NUAGES
Ce dont on ne s’étonnera pas, par contre, et à en juger par la biographie de l’auteur, c’est que la question de l’habitat vénusien soit aussi centrale dans Le Sultan des nuages – et c’est très certainement à ce niveau que se situe la connotation « hard science » qu’on était tenté de lui accoler d’emblée. Nous nous intéressons donc beaucoup à Hypatie, et, derrière elle, nous entrevoyons plus de dix mille autres villes flottantes, dont plus de la moitié appartiennent à l’héritier Nordwald-Gruenbaum.
Le principe même de ces habitats ne manque pas de rappeler quelques souvenirs en tête, le cas échéant la Bespin de L’Empire contre-attaque (ou la Zalem de Gunnm ?), mais les autres exemples seraient légion. Plus ou moins contemporain de la novella, j’aurais toutefois sacrément envie de mentionner l’excellent jeu de rôle Eclipse Phase, dont la description de Vénus, dans le livre de base et dans le supplément Sunward, est vraiment très, très proche de ce que l’on trouve ici, et à tous les niveaux – Le Sultan des nuages est peut-être bien une inspiration de choix pour ce jeu à l’univers si fascinant !
Mais l’approche de ces villes flottantes est ici très réfléchie, de manière générale. C’est qu’il y a dans cette novella un véritable discours scientifique qui justifie le choix de cet habitat, étonnamment sûr et agréable, alors même que la surface de Vénus, du fait de l’atmosphère, de la gravité, de la température, etc., est un enfer inhabitable ; contraste marqué, donc, avec la beauté paisible des villes flottantes environnées de sublimes nuages. La nouvelle ne verse pas dans les travers éventuellement hermétiques de la « hard science » de compét’, mais se montre tout à la fois solide et pédagogique à ce propos, sans excès fâcheux de didactisme non plus. L’intérêt de cette approche, c’est probablement d’amener le lecteur, en douceur, à prendre conscience de ce que tout cela, bien loin de constituer un fantasme sci-fi purement graphique, est parfaitement crédible, et au point de devenir parfaitement normal – « sense of wonder » sur les tableaux, que l’on ne devrait pas systématiquement opposer, des images et des idées.
Mais, pour que cela fonctionne, il faut sans doute intégrer ces divers éléments au quotidien, au-delà de la seule question de l’habitat. La novella est dès lors semée de mille et une allusions où la technologie, par la force des choses, se mêle à la culture, et peut-être pas seulement matérielle. Le diamant et les toiles d’araignée sont ici des matériaux fort communs, et nos visiteurs auront l’occasion de participer à une mémorable sortie en « kayak » dans les nuages…
À mon sens, c’est dans cette imbrication de la technologie et de la culture que se situe l’atout majeur de la novella – et peut-être plus encore dans la variante qui va suivre. Techniquement, je ne crois pas qu’il s’agisse véritablement d’un SPOILER, car les implications de la section suivante ne concernent pas forcément le récit à proprement parler, et je vais faire en sorte de ne pas rentrer dans les détails. Mais la surprise a sans doute joué positivement, dans mon cas, alors au cas où...
TRADITIONS DU FUTUR
En effet, dans Le Sultan des nuages, la culture est toujours de la partie, au-delà de la seule technologie. La découverte d’Hypatie par David Tinkerman ne consiste pas qu’en émerveillement devant les prouesses matérielles du génie humain, la fascination vaguement teintée de malaise pour une culture différente est également présente – car l’humanité a évolué, ainsi qu’elle est supposée le faire, et dans de multiples directions comme de juste.
Au regard du récit, cette attitude du narrateur est à vrai dire plus ou moins crédible : dans un monde pareil, j’ai un peu de mal à concevoir qu’un homme tel que David Tinkerman pourrait débouler sur Vénus, monde « civilisé », si cela veut dire quelque chose, sans rien connaître de ses us et coutumes – il n’est pas censé être un ethnographe britannique du XIXe siècle, sortant bien tardivement de la réserve feutrée de son bureau oxonien, pour découvrir sur le terrain, et avec plus ou moins d’horreur, que cette tribu au fin fond de l’Amazonie a véritablement des pratiques matrimoniales fort peu chrétiennes. Bon, il est vrai qu'à notre époque, franchir une frontière peut suffire à avoir des conséquences de cet ordre ; c'est le fait que l'ignorance de Tinkerman soit totale, absolue, qui m'étonne un peu. Bon, j'imagine que cela pourrait tout de même faire sens...
Reste que cette approche de la novella, éventuellement douteuse au plan narratif donc, produit des miracles aux plans, toujours associés, des images et des idées. Et ce tout particulièrement au regard de ce classique de l’anthropologie sociale que sont les systèmes matrimoniaux – et plus largement le rapport à la sexualité, mais aussi les coutumes liées à ces questions (en l’espèce, le don et sa symbolique). David Tinkerman découvre que la société vénusienne a en la matière une approche bien ancrée mais aussi presque incompréhensible aux yeux de quiconque lui est extérieur – au point le cas échéant du scandale. Pourtant, il s’agit là encore d’amener le lecteur, via ce narrateur étranger un peu naïf, typique du découvreur d'utopies, à envisager que tout cela est parfaitement normal.
Une approche qui me plaît bien – d’autant qu’elle m’a surpris, en fait : Le Sultan des nuages s’éloigne ici des connotations les plus caricaturales de la « hard science », et je ne m’attendais pas à y trouver ce genre de développements, ou en tout cas pas à ce niveau d’importance. En matière de SF anthropologique, cette novella n’a sans doute pas la radicalité fascinante de « l’Ekumen » de l’immense Ursula K. Le Guin, mais il y a tout de même quelque chose dans cet esprit – encore que l’association des idées et des images évoque peut-être davantage un Jack Vance.
OLD SCHOOL ? MAIS PAS FORCÉMENT POUR LE MIEUX
D’autres références pourraient être avancées, si l’on y tient. En fait, le ton de la novella m’a paru assez « old school », notamment dans sa légèreté de façade, un peu badine. Connotations « hard science » ou pas, mais qui pourraient justifier un lien avec Arthur C. Clarke, peut-être, Le Sultan des nuages m’a rappelé à cet égard, tout particulièrement, les grands cycles d’ « histoire du futur » des années 1940 et 1950 – pas tant Asimov et « Fondation » que Heinlein pour son « Histoire du futur », surtout, mais d’autres aspects m’ont fait penser, bizarrement ou pas, aux « Seigneurs de l’Instrumentalité » de Cordwainer Smith ; notamment au roman Norstralie, en fait, alors qu’à certains égards les deux textes sont en contrepoint (mais il y a bien la dimension planet opera, le personnage jeune et richissime au-delà de toute mesure, etc.).
Au gré du lecteur, cela pourra constituer un atout ou un handicap. Je crains toutefois, à titre très personnel, être plutôt dans la deuxième catégorie… Trois raisons à cela : une plume au mieux médiocre à mes yeux, et qui pâtit notamment de cette légèreté dans le ton, peut-être un peu trop appuyée ; les blagounettes de David Tinkerman sont peut-être délibérément foireuses, mais elles n’aident pas à le prendre au sérieux ; il est heureux que l’univers brille au-delà de ce que le personnage en perçoit et en dit.
Deuxième problème, justement, les personnages : ils manquent tous de chair et d’âme. À maints égards, ils ne sont que des outils, réduits à leur dimension la plus fonctionnelle. Le Dr Hamakawa est une présence froide sans plus de caractère ; Carlos Fernando Delacroix Ortega de la Jolla y Nordwald-Gruenbaum, tout richissime gamin qu’il soit, ne concrétise pas vraiment les promesses de son extraction, de son âge et de son nom délicieusement à rallonge ; David Tinkerman nous prête guère plus que ses yeux, et, quelques échos empreints de récrimination de ses désillusions et de ses fantasmes mis à part, une caméra aurait aussi bien fait l’affaire.
Troisième problème : une histoire en forme de prétexte, sans guère d’ambiguïtés à ce niveau. La trame narrative est au mieux médiocre, elle ne m’a jamais vraiment enthousiasmé, ni même vaguement intéressé. Et ce alors même que ses implications, en définitive, ont quelque chose d’apocalyptique – mais pas exprimé de façon à ce que le lecteur en frémisse. J’ai vraiment eu l’impression d’un prétexte, oui : la visite guidée d’Hypatie est passionnante et fascinante, au regard tant de la spéculation scientifico-technologique que de ses implications culturelles et sociétales ; mais le fil rouge narratif est bien trop grossier pour convaincre – un artifice assumé, qui par chance ne nuit pas aux développements de fond, mais je crois que ça n’est pas passé loin.
BIEN MAIS PAS TOP
Bilan ? « Bien mais pas top », comme on dit.
J’ai globalement apprécié ma lecture, et je suppose que c’est l’essentiel. L’univers et la manière qu’a l’auteur de le décortiquer constituent des atouts marqués, qui suscitent et entretiennent l’intérêt du lecteur bien mieux qu’une quelconque trame narrative ; car il y en a une, mais elle est au mieux médiocre – en tant que telle de peu d’importance.
Reste la question du ton – et là c’est à chacun de voir. Ce ton m’a donc paru léger, ce qui plaira ou pas, mais, paradoxalement peut-être, j’ai en même temps trouvé la plume de l’auteur un peu lourdingue. Bon, au registre du fonctionnel, on reconnaîtra à la novella, formellement, d’être relativement efficace, d’une manière en somme utilitariste. Le fait est que cela se lit très bien : un récit bref, aéré, où tout s’écoule – on tourne les pages sans même s’en rendre compte. Ce qui, en soi, est sans doute très positif. Mais ce n’est pas exactement une merveille de poésie – ceci alors même que l’auteur a publié de la poésie, souvent d’inspiration scientifique. Qu’en penser, alors…
Résultat tout de même plus qu’honorable. Le Sultan des nuages ne brille pas au niveau des plus grandes réussites de la collection (me concernant, d’abord L’Homme qui mit fin à l’histoire de Ken Liu, ensuite Un pont sur la brume de Kij Johnson et Cérès et Vesta de Greg Egan), mais vaut à mon sens bien mieux que les titres les plus anodins en « Une heure-lumière » (disons Dragon de Thomas Day et Le Nexus du Docteur Erdmann de Nancy Kress ; Poumon vert de Ian R. MacLeod doit peut-être être placé à part). Cette novella constitue donc une lecture « satisfaisante » ; ce qui n’est pas le plus passionné des compliments, mais, sur le moment, la novella fonctionne, et c’est probablement l’essentiel – rien d’impérissable, mais ça marche ; et, au moins pour un temps, cela émerveille, comme la science-fiction dans son acception la plus orthodoxe est supposée le faire.