Troisième épisode de la saga des Rougon-Macquart, Le Ventre de Paris ne laisse pas sur sa faim (Ah. Ah. Ah.) en jouant d’une même intrigue selon 3 points de vue, ceux de ses trois personnages principaux.


Florent, le maigre.
La première chose à savoir de Florent, c’est qu’il n’est ni un Rougon, ni un Macquart, mais le demi-frère de Quenu (lui-même époux de Lisa, qui elle est une Macquart). Il n’est donc pas, a priori, prédestiné à illustrer la déchéance héréditaire de cette charmante famille que Zola étudie et se plait à déchiqueter au fil de ses romans, comme on déchiquette soigneusement une étiquette de bouteille de bière dans un bar avant de se faire engueuler par le serveur parce que ça fait des miettes et c’est chiant à nettoyer.
Néanmoins, Florent (prototype avant l’heure d’Étienne Lantier ?) est un de ces personnages zoliens christiques, créés pour souffrir, accablés de tous côtés par la méchanceté humaine et la malchance d’un hasard sadique.
Déjà il commence mal dans la vie, il se fait arrêter comme un con après le coup d’état du 2 décembre 1851 (il passait juste par là), est accusé à tort d’un meurtre qui l’a traumatisé et déporté au bagne de Cayenne (d’ailleurs je précise que le bagne n’est pas techniquement à Cayenne, c’est une erreur commune mais en fait les bagnes sont plutôt à l’extérieur de la seule ville de Guyane dans la forêt et les hommes doivent construire une route et comment ça c’est pas le sujet ta gueule ?).
Quelques années après cette promenade de santé, il parvient à s’évader et rentre à Paris. Échoué sur le pavé des Halles comme une vieille feuille de salade fanée, il est (re)cueilli par ce qui reste de sa famille, son demi-frère Quenu et la femme de celui-ci, la belle Lisa (la Macquart du livre donc). Il parvient à trouver un petit boulot aux Halles de Paris ; tout semble bien reparti. Malheureusement pour Florent, c’est son destin : tout ce qu’il peut espérer de la vie, c’est des coups de pied dans les roustons.
Difficile de reprendre ses marques dans la vie ordinaire, lorsqu’on est naturellement d’une timidité maladive, affaibli physiquement et surtout psychologiquement par l’enfer du bagne, et en ayant perdu toute confiance en l’homme et en les institutions.
Alors Florent a la mauvaise idée de se mêler de politique, en participant à des réunions révolutionnaires dans une arrière-boutique, en rêvant de faire la peau à ceux qui ont voulu tanner la sienne.


Mais quelqu’un le surveille.
Et ce quelqu’un, ça n’est pas n’importe qui. Lisa, la belle Lisa, la grasse Lisa, Lisa la charcutière, Lisa bien vue dans le quartier, Lisa la représentante des honnêtes gens.
La notion d’ « honnêtes gens » introduite dans ce roman par Zola est à la fois un des fils conducteurs du roman (qui oppose honnêtes gens respectables et gredins de révolutionnaires et d’affamés), et l’ordre de vie de Lisa. La notion d’honnête gens est surtout perçue du point de vue de Lisa qui ne peut concevoir qu’on puisse avoir un autre but dans la vie que bien travailler pour bien manger, pour avoir un intérieur confortable, des enfants grassouillets (et qui donc respirent la bonne santé), et une place honorable dans le quartier.
Lisa n’a jamais dû entendre parler de la pauvreté, la maladie, la misère et toutes ces joyeusetés – ou plus précisément, Lisa n’a pas envie d’en entendre parler, car se dire une honnête personne, c’est avant tout se persuader soi-même qu’on est honnête et que les autres, s’ils ne nous ressemblent pas, sont des canailles et des coupe-jarrets.
Pas étonnant alors que Lisa se méfie de ce Florent tout maigrichon, on voit la lumière à travers, qu’est-ce qu’il a fait pendant ces années, il a oublié de manger ? et pourquoi il ne mange toujours pas maintenant, pourquoi il a l’air préoccupé au lieu de reprendre du saucisson ?
Préoccupée par son commerce, par sa réputation, par le train-train de sa petite vie tranquille et ordonnée, Lisa n’a pas l’intention de laisser ce Florent épais comme une feuille de chou tout chambouler avec ses idées et sa cachexie.


On l’a compris, le ventre de Paris, c’est le ventre qui grogne de faim et de justice de Florent, et le ventre égoïste de la belle Lisa qui tend son tablier respectable.
Mais le ventre de Paris, c’est aussi, bien sûr, le doux nom des Halles.


Les Halles, ce monstre qui fascine Zola, cette créature qui se lève avant l’aube, et qui mange les offrandes des petits producteurs pour les régurgiter sur les étals des honnêtes gens – qui les vendront pour les tables d’autres honnêtes gens.
Les Halles, comme toute bonne divinité, a un ordre établi, quasi auto-régulé, une manie de l’habitude, de l’horloge parfaitement huilée, qui rythme l’étrange ballet de légumes, de viandes, de poissons, de fleurs qui viennent chaque jour agoniser sur les tables froides avant d’être fourrés dans les paniers des acheteuses.
C’est aussi un espace de secrets, avec des passions insoupçonnées, des amours d’enfants sauvages élevés tendrement dans et par ce monstre prodigue, des passions du ventre, des passions comme Zola aime à décrire, celles qui font sortir les yeux de la tête, trembler et suer, ces passions qui font perdre l’esprit.
Le dieu des Halles, enfin, comme toute divinité qui se respecte, a besoin occasionnellement d’un sacrifice. Ça sera, évidemment, Florent, qui, bien que tout décharné, fera une offrande respectable pour retrouver l’ordre, le calme, et l’honnêteté tant recherchée dans ce quartier de gens, n’est-ce pas, bien comme il faut.


Enfin, ne négligeons pas un aspect central – et nouveau – dans ce troisième tome des aventures zoliennes : le désir de l’auteur de s’imposer comme un grand auteur. Et pour cela, Zola déploie toutes les capacités artistiques de sa plume, et se fait une joie de peindre les étals des Halles, couvertes de poissons humides, de légumes aux mille couleurs, de carcasses de bœufs accrochant la lumière sur leurs crochets… avec une minutie maladive, une précision d’orfèvre, un talent de peintre… naturaliste. C'est magnifique, c'est répugnant, c'est réussis. Avec Le Ventre de Paris, Zola s'impose comme un auteur qui n'a pas qu'un projet, mais aussi du talent : les couleurs, les choix d’harmonie, le goût pour les mots se révèlent dans des descriptions explosives, qui ne sont pas sans écœurer, car c’est aussi le but de Zola avec le naturalisme : montrer la fascination et la beauté insoupçonnée dans le laid, dans le vrai – aussi bien des sentiments humains que des yeux irisés des poissons morts.

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le 26 oct. 2020

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Kogepan

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