Si Versailles nous était expliqué...
Le château de Versailles : mythologie et lieu de mémoire
Versailles tient une place à part parmi les richesses historiques de la France. Il n'est qu'à voir les foules de touristes qui se pressent aux portes du palais, les sommes que les American Friends of Versailles sont prêts à débourser pour sa restauration, ou l'opiniâtreté avec laquelle des hommes politiques sur le retour cherchent à prendre la tête de l'établissement public qui en assure la gestion pour s'en convaincre.
C'est que le château de Versailles est devenu une "mythologie" au sens de Roland Barthes. Un "lieu de mémoire" où les représentations et le symbole tiennent autant, voire plus de place que la réalité. Au fil de ses près de quatre siècles d'histoire, il s'est trouvé au centre d'un grand nombre d'événements politiques, sociaux ou religieux. N'y voir que le palais du Roi Soleil, en négligeant la fin de l'Ancien Régime et toute la période contemporaine – c'est encore à Versailles que Sénat et Assemblée nationale se réunissent en Congrès de nos jours - serait une erreur. Et pourtant, c'est le Grand Siècle qui retient les attentions. Jusqu'à celle d'un architecte en chef des Monuments historiques qui décida récemment de reconstruire (au mépris de toutes les règles du patrimoine) une grille détruite il y a plus de deux siècles, à des fins d'intérêt touristique. L'histoire du château au XIXe siècle est ainsi niée – Louis XIV a vaincu Louis-Philippe !
Versailles avant Versailles
Cet attrait pour le Grand Siècle n'est pourtant pas déraisonnable. C'est à cette époque qu'en quelques dizaines d'années un roi décida de faire d'un petit relais de chasse le plus beau palais d'Europe, qui marqua l'histoire de l'art européen pour plusieurs siècles. Ce ne sont certes pas les ouvrages sur le château de Versailles qui manquent ; moins encore ceux sur l'époque de son plus grand lustre. Toutefois, loin de souffrir de la comparaison, le Versailles de Mathieu Da Vinha apporte du nouveau et prendra place au sein du petit cercle des livres de référence sur le sujet. Il s'agit d'abord d'un véritable travail de recherche et non, comme trop souvent, d'une compilation d'ouvrages plus anciens et de mémoires divers. L'approche proposée est originale car elle mêle histoire sociale – grâce à une attention très fine aux comportements de chacun replacés dans le contexte du Grand Siècle – et histoire administrative – par sa très bonne connaissance du fonctionnement du château, dans la lignée de travaux récents , sur la surintendance des bâtiments du roi.
Si le plan n'est pas d'une grande originalité, il a le mérite de la clarté. Dans une première partie, l'auteur traite des conditions de vie de l'ensemble des habitants de ce gigantesque ensemble. À l'origine simple résidence de plaisance de Louis XIII, le château grandit rapidement. La piccola casa dont parlait l'ambassadeur vénitien de 1624 ne fut rapidement plus d'actualité : le second château de Louis XIII (1631) n'était guère plus grand que le relais de chasse initial mais le jeune Louis XIV y amena sa femme après quatre mois de mariage et entreprit de lourds travaux pendant la décennie 1660, en réutilisant l'équipe qui avait travaillé pour Nicolas Fouquet à Vaux. La construction d'un château de grande taille était nécessaire aux besoins d'un nombre toujours plus grand de courtisans.
Pendant plusieurs dizaines d'années, Versailles fut une résidence royale parmi d'autres. Son lustre crut certes, alors que d'autres palais, comme Vincennes, étaient peu à peu abandonnés. Mais la Cour passait encore au moins autant de temps au Louvre, à Saint-Germain ou même à Fontainebleau. Pour tout dire, la réputation de Versailles n'était guère flatteuse : Saint-Simon critiqua à l'envi cet endroit sans eau, sablonneux, à la situation défavorable ; et ce devint une habitude que de souligner que l'air y était mauvais. Ce ne fut donc qu'en 1682 que la Cour y établit sa résidence fixe, alors que l'ambiance avait déjà changé : la reine mourut l'année suivante et le temps des joyeuses et inconstantes amours du Grand Roi était déjà passé.
Un modèle de la vie de cour
Il importait pourtant dès les années 1660-1670 de se trouver où était le roi. Se faire attribuer un logement dans le palais même était donc primordial. Afin de gérer l'ensemble de ces appartements, une organisation complexe fut mise en oeuvre, qui ressemblait fort à un jeu de chaises musicales où statut social, rôle à la cour et rapport personnel aux rois jouaient tous les trois un rôle et dessinaient une géographie très bien dessinée par l'auteur. L'idéal était bien sûr de se trouver à proximité du roi mais des exemples célèbres, comme celui du duc de Lauzun, montrent que de grands personnages acceptaient d'être logés dans le bâtiment des Offices : des éléments purement contingents ou d'organisation doivent également être pris en compte pour comprendre le fonctionnement de l'administration du château. On imagine sans peine qu'une telle concentration de personnes posait d'autres problèmes que de logement. La nourriture représentait un enjeu d'autant plus important que les questions de cérémonial s'y mêlaient aux questions plus prosaïques. La Maison-Bouche, partie de la Maison du roi chargée de la nourriture employait plus de cinq cents officiers sous la houlette du grand maître de France, charge prestigieuse qui appartint de 1643 à la Révolution aux princes de Condé. La tâche était très variée puisqu'il s'agissait de nourrir le roi, sa famille, ses invités et certains officiers, de l'achat des denrées en quantités immenses jusqu'à leur dégustation. L'analyse de Mathieu Da Vinha montre là encore comment l'organisation administrative du travail, les considérations sociales, pratiques et politiques s'imbriquaient. L'organisation des tâches les plus quotidiennes créait des charges et donnait un pouvoir étendu à certaines personnes. Dans le même temps, ces charges étaient attribuées en considération du statut social et des capacités financières. Un système complexe se mit ainsi en place, qui évolua avec la vie de Cour et de l'État en un perpétuel mouvement.
Servitudes et grandeurs d'un palais
Le palais devint en quelques années une ville grouillante de vie, avec ce que cela impliquait de contraintes. L'auteur aborde ces aspects dans une seconde partie. Le roi s'appuyait sur plusieurs administrations pour "gouverner" le château. Les attributions en étaient définies avec soin. La principale était sans doute l'intendance de Versailles. Deux noms ressortent et symbolisent à cet égard tout le pouvoir que pouvait acquérir un homme en qui le roi mettait sa pleine confiance : Alexandre Bontemps (1665-1701) et Louis Blouin (1701-1729). Mathieu Da Vinha montre comment leurs prérogatives s'étendirent d'abord au Palais, puis au domaine tout entier et à la ville de Versailles. Si leur pouvoir était très important, les sommes qu'ils devaient gérer ne l'étaient pas moins.
Enfin, la troisième partie est consacrée à la vie dans le château et aux activités qu'on y menait. Selon la volonté du roi et les périodes du règne, la vie pouvait être des plus réjouissantes ou au contraire d'un tristesse mortelle. Les soirées étaient souvent passées à jouer, particulièrement à des jeux d'argent – alors même que ceux-ci étaient condamnés par l'Eglise et, en ville, par le pouvoir royal. Des sommes énormes se faisaient et se défaisaient en quelques heures... L'auteur rappelle comment Mme de Montespan perdit quatre millions de livres en une soirée de jeu. Viennent s'ajouter à ce tableau des événements extraordinaires : ballets, comédie, festivités organisées par les premiers gentilshommes de la Chambre, l'Intendant des plaisirs du roi Carlo Vigarani, et tout une administration spécialisée. Si certaines cérémonies s'en tenaient au politique – on pense aux réceptions d'ambassadeur, dont la plus célèbre fut sans doute celle des envoyés de Siam – la plupart se situaient au croisement du privé et du public, du politique et du religieux, comme le toucher des écrouelles ou les mariages de la famille royale.
On ne sait pas toujours que le château était sous Louis XIV d'accès entièrement libre : des foules grouillantes venues de la ville se mêlaient aux courtisans et les Parisiens aisés ne négligeaient pas le parc pour leurs promenades dominicales. Temps bénis que regrettent les visiteurs d'aujourd'hui, où le pouvoir politique n'a plus les mêmes largesses... La présence de ces visiteurs nécessitait une surveillance serrée afin d'assurer la sécurité du souverain. Une surveillance qui passait par le contrôle de la pensée de chacun, et donc l'ouverture des lettres et la lecture de la correspondance, particulièrement celle avec l'étranger. Mais également par la complexe organisation de tours de garde et d'une surveillance de tous les instants, qui n'empêchaient pourtant pas que des vols fussent commis – parfois même sur la propriété du roi.
Pour traiter l'ensemble de ces thèmes, l'auteur accorde une grande importance aux hommes et à la société qu'ils forment. Cette demarche requiert une bonne connaissance des structures administratives autant que des hommes. Mathieu Da Vinha est responsable de la recherche et de la formation au Centre de recherche du château de Versailles. Il travaille au sein même du domaine et est un excellent spécialiste de l'architecture du château et de l'organisation de la Cour. Il avait d'ailleurs consacré sa thèse de doctorat aux valets de chambre (Perrin, 2004) : la connaissance fine des ressorts internes du château et de son organisation quotidienne sont mises à profit dans le présent ouvrage. Le dépouillement d'un grand nombre de sources originales permet d'apporter du nouveau sur un sujet qui aurait pu sembler rebattu. Le livre possède le grand mérite de n'employer pas le ton impressioniste de trop d'ouvrages. Solide, construit par un véritable historien, qui a travaillé à partir de sources primaires, il est pourtant lisible par tout un chacun. Il propose des bases saines pour mieux comprendre le fonctionnement du plus grand palais d'Europe, au-delà des lieux communs.
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