Toute l'oeuvre de Nietzsche suit un seul grand mouvement. Il commence véritablement avec Humain trop humain, qui exprime la libération de son esprit envers l'université et la société (que ses écrits précédents respectaient en apparence). C'est, pour suivre la métaphore de Zarathoustra, le Chameau devenant Lion, puis Enfant.
Mais le premier volume d'Humain trop humain a encore un ton bien prudent, pondéré, n'affirmant jamais sans bien préciser et distinguer, ne cherchant pas la polémique.
C'est au deuxième volume (Opinions et sentences mêlées est à joindre avec le Voyageur) que nous assistons à la métamorphose. Certaines phrases, sublimes et immortelles, parlent de l'esprit devant sa liberté.
Le voyageur en montagne se parle à lui-même. — Il y a des indices certains à quoi tu reconnaîtras que tu as fais du chemin et que tu es monté plus haut : l’espace est maintenant plus libre autour de toi, et ta vue embrasse un horizon plus vaste que celui que tu voyais avant, l’air est plus pur, mais aussi plus doux — car tu n’as plus la folie de confondre la douceur et la chaleur, — ton allure est devenue plus vivo et plus ferme, le courage et la circonspection se sont fondus : — pour toutes ces raisons ta route sera peut-être maintenant plus solitaire et certainement plus dangereuse qu’elle ne l’a été jusqu’à présent, mais ce ne sera certainement pas dans la mesure qu’imaginent ceux qui t’ont vu monter, toi le voyageur, de la vallée brumeuse vers les montagnes.
Opinions et sentences mêlées §237
La comparaison avec l'ascension en montagne est importante car c'est bien une montée en puissance que suit Nietzsche. Regardons ses futures œuvres : Aurore, qui "inaugure sa guerre contre la morale", le Gai Savoir, où l'esprit vole joyeusement jusqu'à enfin Zarathoustra, le sommet surplombant l'humanité, le livre du Grand Midi. ("L'heure de l'ombre la plus courte"...)
C'est après l'épisode Zarathoustra que Nietzsche abandonne la poésie pour ensuite affirmer plus nettement ses thèses, et qu'il prend un ton plus pamphlétaire et agressif, qui contraste avec la pondération d'Humain trop humain I (tel l'Antéchrist, chef-d'oeuvre de virtuosité impétueuse, et tous ses derniers écrits d'un rythme formidable). C'est la phase de descente, de déclin, qui est une condescendance envers son époque, une attaque envers ses ennemis.
Il est remarquable que cette oeuvre porte des titres solaires : Aurore ; Zarathoustra (le livre du Grand Midi) et le Crépuscule des idoles. De l'ascension à l'Acmé jusqu'au déclin final. C'est une analogie évidente avec la vie humaine ; avec toute forme de vie, d'ailleurs.
Cette métaphore fondamentale se trouvait déjà exprimée sous forme musicale par Wagner dans son prélude en crescendo de Lohengrin. Bien que la rupture avec Wagner soit totalement consumée, son fantôme hantera tous ses textes...
Après le Festival de Bayreuth de 1876, dégoûté par l'histrionisme de son ami (l'homme de la musique "la plus solitaire qui soit" de Lohengrin fut aussi "le comédien" de Tannhauser...), son intuition de l'art tragique dionysiaque incompris de tous, et le pangermanisme lui répugnant, il fuit son malaise tant physique que social vers les Alpes, et prolonge sa réflexion sur la valeur des civilisations.
Wagner semblait être l'interprète des forces vitales élémentaires, dionysiaques , mais il sera au contraire celui de l'appauvrissement ascétique et du rabougrissement de la vie. "Commencer comme des Grecs et finir comme des Allemands", remarque Deleuze...
"Toute amitié est un drame inapparent, une suite de blessures subtiles." dit Cioran. "L’orgueilleux aime la présence des parasites, des flatteurs, et il hait celle des généreux." dit Spinoza. Certains goguenards aiment à rappeler que Nietzsche commence Zarathoustra après sa déconvenue amoureuse avec Lou Salomé. Mais s'il y eut une seule séparation qui le marquera à vie, ce sera celle avec Wagner.
Aussi n’imagine-t-on pas le supplice que furent pour lui ces répétitions de Bayreuth, dont Wagner avait espéré qu’elles lui seraient une récompense. Il écrivait bien à sa sœur, le lendemain de son arrivée, que le roi de Bavière avait télégraphié pour témoigner du « ravissement » que lui avait causé la lecture de son livre. Mais, sauf Louis II, qui lui-même sans doute ne s’en souciait guère, personne ne se souciait du livre, ni de l’auteur. Un seul homme, une seule œuvre absorbaient toutes les pensées.
Ou plutôt il ne faut pas croire que l’amère et profonde désillusion de Nietzsche lui soit venue du peu d’attention qu’on accordait à son livre. Son orgueil était plus haut, et plus légitime. Il aurait voulu que Wagner et le monde wagnérien reconnussent la part qu’il avait prise à cette œuvre même, dont on acclamait la consécration. Il avait l’impression d’avoir collaboré avec Wagner, en élevant pour ainsi dire cette entreprise théâtrale jusqu’à la dignité d’une révolution esthétique et philosophique. Et l’Anneau des Nibelung n’était à ses yeux qu’un début, quelque chose comme ce « pont » par où il avait rêvé de conduire l’esprit allemand à « une conception foncièrement inchrétienne du monde et de l’humanité. » Il s’était dévoué au « plan » de Wagner avec l’espoir que celui-ci, à son tour, allait se dévouer au sien. Mais Wagner ne faisait pas mine d’y songer. Il jouissait de son triomphe, seul au-dessus de la foule de ses admirateurs, offrant fièrement à l’Allemagne l’immense monument qu’il venait d’édifier pour elle. Le malheureux Nietzsche devait s’avouer que son « allié » avait trompé son attente, et que son long sacrifice resterait inutile. C’est tout cela qu’exprime à sa façon Mme Fœrster dans un des passages les plus curieux de son livre. « Un matin que nous étions venus chez Wagner, écrit-elle, nous le trouvâmes dans son jardin, se préparant à sortir. Je ne me rappelle plus ce qu’il nous dit, mais tout à coup je vis une lueur s’allumer dans les yeux de mon frère, et tout son visage s’animer avec une expression d’attente fiévreuse. Peut-être espérait-il que Wagner allait enfin lui dire : « Oh ! mon ami, toute cette fête n’est qu’une farce, ce n’est point du tout ce que, à nous deux, nous avons désiré et rêvé ! » Mais aux premières paroles qui sortirent ensuite de la bouche de Wagner, je compris bien que l’attente avait été vaine. Cet aveu que mon frère avait espéré, Wagner ne le fit point : il n’aurait pu le faire. Il n’était plus assez jeune pour prendre parti contre soi-même ! »
L’Amitié de Frédéric Nietzsche et de Richard Wagner-Théodore de Wyzewa
"Tourner le dos à Wagner, ce fut une fatalité pour moi ; aimer quelque chose ensuite, une victoire." "Le plus grand événement de ma vie fut une guérison. Wagner n’appartient qu’à mes maladies."
Mais après avoir écrit Humain trop humain I en 1878, sa santé décline encore et l'année 1879 sera la plus pénible de sa vie. Mais c'est durant cette année que se produit la première apparition dans son oeuvre : le prologue du Voyageur et son ombre. Et alors tout commence...
Bien plus qu'une thèse, c'est un rythme, une atmosphère lumineuse et aérienne, "alcyonienne" que nous sentons émerger.
Si le premier tome contait les pensées d'une larve qui se dégageait de son cocon, le second tome d'Humain trop humain conte les pensées d'un papillon qui découvre ses ailes poussées et fait ses premiers vols.
Et in arcadia ego. — J’ai jeté un regard à mes pieds, en passant par-dessus la vague des collines, du côté de ce lac d’un vert laiteux, à travers les pins austères et les vieux sapins : autour de moi gisaient des roches aux formes variées et sur le sol multicolore croissaient des herbes et des fleurs. Un troupeau se mouvait près de moi, se développant et se ramassant tour à tour ; quelques vaches se dessinaient dans le lointain en groupes pressés, se détachant dans la lumière du soir sur la forêt de pins : d’autres, plus près, paraissaient plus sombres. Tout cela était tranquille, dans la paix du crépuscule prochain. Ma montre marquait cinq heures et demie. Le taureau du troupeau était descendu dans la blanche écume du ruisseau et il remontait lentement son cours impétueux, résistant et cédant tour à tour : ce devait être là pour lui une sorte de satisfaction
farouche. Deux êtres humains à la peau brunie, d’origine bergamasque,étaient les bergers de ce troupeau : la jeune fille presque vêtue comme un garçon. À gauche des pans de rochers abrupts, au-dessus d’une large ceinture de forêt, à droite deux énormes dents de glace, nageant bien au-dessus de moi, dans un voile de brume claire, — tout cela était grand, calme et lumineux. La beauté tout entière amenait un frisson, et c’était l’adoration muette du moment de sa révélation.
Involontairement, comme s’il n’y avait là rien de plus naturel, on était tenté de placer des héros grecs dans ce monde de lumière pure aux contours aigus (de ce monde qui n’avait rien de l’inquiétude et du désir, de l’attente et des regrets) ; il fallait sentir comme Poussin et ses élèves : à la fois d’une façon héroïque et idyllique. — Et c’est ainsi que certains hommes ont vécu, c’est ainsi que sans cesse ils ont évoqué le sens du monde, en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes ; et ce fut surtout l’un d’entre eux, un des plus grands hommes qui soient, l’inventeur d’une façon de philosopher héroïque et idyllique tout à la fois : Épicure.
Le Voyageur et son ombre § 295
La prochaine apparition sera celle de l’Éternel Retour...
Deleuze remarquait que la fameuse mort de Dieu (qui hante la philosophie allemande bien avant Nietzsche ; avec Kant, Hegel, Feuerbach, Stirner...) apparaissait en fait au § 84 du Voyageur et son ombre. La puissance symbolique de Zarathoustra y est déjà présente.
Sa vitalité ne fera ensuite que croître et le mois de janvier 1882 sera déclaré saint (livre IV du Gai Savoir). Mais la plus formidable montée en puissance de l'oeuvre de Nietzsche sera la dernière... En 1888, travaillant difficilement sur son grand livre-somme, la Volonté de Puissance, il lâche finalement ses plus furieux écrits, Le Cas Wagner le Crépuscule des Idoles, Ecce Homo, où il désigne tous ceux qui furent ses ennemis... Mais dès le deuxième jour de 1889, tout s'effondre. Après l'ascension, la chute...
Est-ce le cheval de Turin dont il n'a pu supporter la souffrance ? Est-ce la syphilis ou la tumeur cérébrale venant de ses gènes paternels, qui eurent raison de son cerveau ? Est-ce la folie des grandeurs qui le fit enfler puis exploser ? Peter Gast, un jour, déclare : "J'ai vu Nietzsche dans des états où -c'est horrible !- il me faisait l'effet de simuler la folie, comme s'il était content que cela finisse ainsi"
I am but mad north-north-west disait Hamlet...
Curieuse année 1890, où deux autres grands génies du siècle nous abandonnent de la même façon et, selon le mot de Cioran, "expient leurs extases" : Van Gogh et Maupassant...
Mais la destination du voyage n'est pas le plus important. C'est avant tout l'élément que nous fréquentons, le temps et le lieu où nous sommes à l'écoute, et nos expériences qui nous offrent les vérités à trouver :
Indices d’une âme noble. — Ce n’est pas une âme noble, celle qui est capable des plus hautes volées, c’est au contraire celle qui s’élève peu et qui s’abaisse peu, mais qui habite toujours un air libre et une lumière transparente.
Opinions et sentences mêlées § 397