Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/04/les-centaures-d-andre-lichtenberger.html


La deuxième salve de l’excellente collection « L’Âge d’or de la fantasy », chez Callidor, contient une belle curiosité : Les Centaures, roman signé André Lichtenberger, paru initialement en 1904, et largement oublié depuis les années 1920 (époque d’une belle réédition avec des illustrations de Victor Prouvé, qui sont ici reprises). Étrangement, c’est d’abord via la traduction anglaise de Brian Stableford chez Black Coat Press que le roman a été ressuscité… Or ce roman peut, rétrospectivement, être envisagé comme un des premiers romans de fantasy français, sinon « le ». Mais, disons-le d’emblée, c’est une lecture qui en vaut la peine bien au-delà de ce questionnement finalement très anecdotique et un peu vain – si la réédition des Centaures est tout à fait bienvenue, c’est d’abord et avant tout parce qu’il s’agit d’un très bon roman.


L’histoire se déroule dans une sorte de cadre préhistorique fantasmé, où règnent sur les animaux paisibles trois nobles races hybrides issues de la mythologie grecque, les centaures d'abord, les faunes et les tritons ensuite ; nous adoptons le point de vue des fiers centaures, dont le roi Klévorak a partout imposé sa loi – prohibant le meurtre entre animaux : on tuera qui tue ! Mais il est des êtres méprisables, tour à tour appelés les « maudits », les « impurs », les « écorchés », qui n’ont que faire de la loi de Klévorak : les humains, ces monstres odieux et chétifs qui se vêtent de la fourrure des autres, et inventent des objets étranges… Sur un mode épique, nous le comprenons vite, nous assisterons donc, au travers des yeux des centaures, à la fin de ce paisible et idyllique monde où règnent les races nobles : les humains, avec leurs inventions, prendront inévitablement le dessus, et qu’importe leur fragilité ou leur immoralité...


Il y a beaucoup de souffle et de majesté dans Les Centaures, roman riche de tableaux puissants. Mais il a d’autres atouts, et notamment des personnages probablement bien plus subtils qu’ils n’en ont tout d’abord l’air. Ce qui vaut sans doute pour le roman dans son ensemble, à vrai dire…


La préface de l'auteur (datant de la réédition après la Première Guerre mondiale, ce qui change pas mal de choses) fait un peu peur, avec son leitmotiv bien de son temps, « famille, race, patrie », et il est vrai que la fierté des races nobles, même sur le déclin, peut assez bien illustrer ce thème. Disons que, toutes choses égales par ailleurs, ce qui compte semble-t-il le plus est la description d’un monde utopique – un âge d’or. Ce qui peut rejoindre, même à rebrousse-temps, les préoccupations d’un auteur engagé en politique dans le parti radical et spécialiste de l’histoire du socialisme ? Quand bien même il s’agit d’un monde d'essence plutôt aristocratique, où l'égalité globale n'est en fait obtenue qu'au travers de la souveraineté d'une élite (raciale ?), garante de la paix publique. Le ton est assez réactionnaire, mais le point de vue des centaures y est pour beaucoup… Eux-mêmes se félicitent de ne jamais se poser la question de l’avenir ! Et, après tout, la « famille, race, patrie » des hommes, malgré qu’il en ait peut-être, est bien celle de l’auteur – quand bien même on ne les voit ici que comme des ennemis… Ou presque, car il est quelques personnages issus des races nobles, et j’y reviendrai, qui éprouvent une attirance malvenue, où la curiosité le dispute à l’amour, pour les frêles « impurs » ; et ce sont en fait ces exceptions au sein même de leurs races respectives qui suscitent le plus la sympathie du lecteur.


C’est, de manière générale, « plus compliqué que cela ». Il y a par exemple des passages sans doute pas très #MeToo compatibles (c'est 1904, en même temps), liés à la tradition nataliste des centaures, pour qui la reproduction est d’autant plus essentielle qu’ils se voient périr à court terme, et il s’agit donc d’un devoir, au plus tôt, pour les centauresses ; mais d’autres séquences semblent en prendre le contre-pied, par exemple en mettant en scène la nécessaire lubricité des faunes (dont Pirip, un des plus intéressants personnages du roman – sage à la façon d’un prophète résigné, derrière sa frivolité apparente), ainsi cette scène terrible où ils violent une humaine, avec « l'excuse » de la pulsion, puis tuent son bébé… en croyant le sauver.


Et, en même temps, au-delà du digne Klévorak, ce qui se rapproche le plus d'un personnage principal, sinon d’un héros, est donc la centauresse Kadilda, la propre fille de Klévorak – celle qui fait, d'une certaine manière, le choix des humains contre sa race, dévorée qu’elle est par son amour pour le courageux humain Naram ; et ce choix est aussi celui consistant à ne pas enfanter, à repousser tous les centaures qui sont dévorés d’amour, ou du moins de désir passionnel, pour la belle centauresse blanche. Après la guerre, et la préface appropriée, on aurait pu être tentée d’y voir une Mata Hari, mais c’est pourtant une fausse piste : dans ses choix « contre-nature », elle suscite bien davantage de sympathie que son père et ses guerriers, à la virilité brutale et bornée, et portés à la fanfaronnade…


Ces questions sont-elles seulement pertinentes ? Je tends à le croire – mais le roman est d’une force et d’une majesté qui autorisent à s’en dispenser, pour s’en tenir au seul plaisir du récit épique, débordant d’un souffle admirable et de tableaux saisissants. Ce qui prime, c'est la beauté des images, la beauté luxuriante de la nature richement notée, mais tout autant la beauté morbide du destin apocalyptique des races nobles, qui s’effondrent sous nos yeux non sans sursauts glorieux – et qu’importe si la gloriole est vaine.


La réédition des Centaures d’André Lichtenberger aux éditions Callidor nous permet donc de faire une très belle redécouverte – car ce livre mérite bien qu’on le lise au XXIe siècle. L’éditeur, qui fait illustrer toutes ses publications, a eu ici l’heureuse idée de reproduire le travail accompli dans ce qui était jusqu’alors l’ultime réédition française du roman, en 1924, par Victor Prouvé, un artiste notable de ce temps ; le résultat est tout à fait convaincant.


On peut donc remercier une fois de plus les éditions Callidor pour leur travail admirable, et ces éditions ou rééditions d’œuvres de fantasy anciennes, et trop souvent injustement oubliées au méconnues de par chez nous. Disons-le : Callidor est une bénédiction.

Nébal
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le 29 avr. 2018

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Nébal

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