Un travail pionnier.

Sylvain Gouguenheim, le grand spécialiste français de la Prusse médiévale, nous donne le premier livre sérieux sur la question des Baltes (Aestii) au Moyen Âge. Philippe Jouët, en effet, n'avait travaillé que sur des sources secondaires et tardives. Greimas lui-même n'avait eu recours qu'à un corpus récent de références et les études de Martinkus sur le conte populaire ne tenaient compte que des collections modernes. La question de la christianisation des Baltes, objet principal du livre, est donc capitale puisqu'elle permet de déterminer, par contraste, la vie spirituelle de ces peuples aux confins de l'Europe qui furent ouvertement les derniers païens d'Occident.

Qui sont les Baltes? Ceux-ci se répartissent en deux groupes: les Baltes dits orientaux (Lituaniens et Lettons) et les Baltes occidentaux (Prussiens et Yotvingiens), principalement. Les Allemands et les Slaves assimilèrent respectivement les Prussiens et les Yotvingiens au Moyen Âge.

Cependant, jusqu'à la fin de l'époque médiévale, les peuples baltes conservèrent leurs moeurs et leur coutumes et restèrent fidèles à leur paganisme autochtone. Ils furent victimes de leurs succès. En effet, leur remarquable activité politique et militaire - et notamment l'écrasement de l'invasion mongole en Ukraine et leur résistance à l'évangélisation par les chevaliers teutoniques - eut pour conséquence de donner au Grand-Duché de Lituanie (composée de la Lituanie, de la Russie blanche et de l'Ukraine) le statut de grande puissance européenne. Dès lors, les enjeux territoriaux suscitèrent les convoitises géopolitiques, et notamment celles, rivales, des églises catholique et orthodoxe, ce qui amena les Baltes à renoncer graduellement à leur spiritualité propre.

Grâce à la confrontation du paganisme résistant - je n'aime pas "résilient", et cependant, pour une fois, ce mot aurait sa place - et du christianisme conquérant, Gouguenheim permet de reconstituer graduellement la civilisation et la religion des Baltes en s'appuyant non, comme on l'a fait jusque-là, sur des sources douteuses et en essayant de faire entrer les faits de force dans les cases de grilles de lecture toutes faites (structuralisme dumézilien), mais en partant de l'archéologie même, et des textes anciens.

Que cet ouvrage remarquable nous arrive en pleine guerre d'Ukraine est très certainement un hasard - mais un hasard saisissant, car, par-delà les siècles, il éclaire le conflit d'une lumière si inattendue qu'il s'avère susceptible de faire réviser un certain nombre d'opinions toutes faites. Ainsi, donc, contrairement à bon nombre d'historiens (ronds-de-duir improductifs, stériles donneurs de leçons pc) qui n'en ont que le titre, Gouguenheim a-t-il "fait le boulot" pour lequel il est payé: donner au XXIe siècle non seulement un livre à lire, mais expliquer le monde où l'on vit.