Quelques éléments pour remettre un peu dans leur contexte ma lecture de ce livre et les propos, assez critiques, qui vont suivre :
- comme beaucoup, j'ai découvert Bergson en prépa ; littéralement ébloui par "L'évolution créatrice" (1907), je me suis promis de revenir sur le reste de son œuvre au fur et à mesure des années ;
- suivant ce projet, j'ai relu progressivement toutes les œuvres de Bergson, dans l'ordre de leur production: soit des "données immédiates" au livre qui nous intéresse, "les 2 sources" (comme disent les connaisseurs!). Après cela, il me restera à relire "la pensée et le mouvant", qui, s'il a été écrit avant "les 2 sources" n'en est pas moins paru après.
- Bref, il ne s'agit pas de faire étalage de mes lectures, mais bien de souligner que, toutes proportions gardées (je ne suis pas philosophe de profession...), je suis tout de même un assez bon connaisseur de l’œuvre du philosophe et que je ne suis pas tombé sur cette œuvre par hasard.
- Enfin, chose importante à préciser, en particulier lorsqu'il s'agit de ce livre, je ne suis pas croyant; je suis même totalement athée...Or, pour le non-croyant, comme nous allons le voir, et même plus largement pour tous ceux qui ne s'intéressent pas au mysticisme religieux, "les 2 sources" deviennent rapidement un long chemin de croix...
"Les 2 sources" devaient être le "livre-bilan" de la philosophie bergsonienne; la dernière brique venant parachever sa cathédrale philosophique, en lui adjoignant enfin cette dimension morale qui lui manquait (même si "Le rire" nous en avait donné un avant-goût). En effet, jusqu'ici, le meilleur de la philosophie bergsonienne s'était surtout exprimé en relation avec la biologie: je pense bien sûr à "Matière & Mémoire" et à "L'évolution créatrice". Pour autant, ce n'est pas la fleur au fusil que je me lançais dans cet ouvrage car j'avais reçu plusieurs "avertissements" à son encontre. J'avais été en quelque sorte spoilé par l'ouvrage "La gloire de Bergson" de François Azouvi, qui présentait ce livre comme le plus clivant de Bergson, notamment dans la mesure où le philosophe y dévoilait sans fard son côté catho...De même, dans le génial "Le bergsonisme" de G. Deleuze, lecture bluffante et profonde de l’œuvre de Bergson, il m'avait toujours semblé bien étrange que Deleuze élude très largement cette ultime proposition philosophique (je comprends mieux maintenant...).
Bref, que penser de ce livre? N'y allons pas par quatre chemins, celui-ci est plombé par des tares à mes yeux irrémédiables, qui font que l'oubli un peu général dans lequel est tombé aujourd'hui l'ouvrage me semble assez mérité.
Le plus gros défaut du livre n'est autre que son "intuition" principale, sa thèse, que Bergson va chercher à démontrer envers et contre tout. Je résume très vite:
- "bon, c'est vrai que la religion, c'est pas génial avec toutes ces histoires et cultes sans queue ni tête; en plus, dur de s'en débarrasser parce qu'elle est due à une "fonction fabulatrice" que la nature, la coquine, nous a implanté directement dans la tête pour compenser notre intelligence qui, sans cet appui, tend à nous faire déprimer et à nous faire devenir des êtres asociaux" (chapitre 2) ;
- "oui, mais à côté de ça, de cette religion "close", tu vois, il y a une religion "ouverte", celle des mystiques, et celle-là elle est trop géniale parce qu'elle arrive à se reconnecter directement avec l'élan vital découvert dans "l'évolution créatrice"; d'ailleurs, je pense qu'elle est à l'origine de à peu près tout ce qu'il y a eu de bon au niveau moral dans nos sociétés modernes ; mais tu vois, cette religion "ouverte", elle est bien cachée au milieu de la religion "close"; même si c'est dur de la discerner, elle y est quand même, donc, en fait, ça va être encore moins possible de se débarrasser de la religion "close" maintenant que j'y pense" (chapitre 3).
- "D'ailleurs morale et religion, c'est pas un peu la même chose? Tout ça, c'est biologique, c'est la volonté de la nature" (chap.1) ;
- "En plus, on s'est quand même bien développés niveau technique ces derniers temps, nous les humains; faudrait compenser maintenant par un petit "supplément d'âme" pour éviter les guerres et les catastrophes et tout ça. D'ailleurs, à ce propos, je vous ai pas parlé des mystiques et de la religion ouverte? je suis sûr que ça pourrait convenir!" (chap. 4)
Vous l'aurez compris, Bergson entreprend ici un sauvetage en règle de la religion. Derrière toutes ces circonvolutions savantes se cache tout simplement une thèse assez banale dans les années 1920-1930: "oui, la religion, c'est vrai que c'est nul; mais bon, sans elle, la société risque de se dissoudre et toute la morale avec, donc on va quand même la garder!" La religion comme un mal nécessaire, ciment social obligatoire.
En fait, Bergson, qui aime tellement les lois naturelles, a juste oublié de citer celle qui explique sans doute le mieux le contenu d'ensemble de ce livre: en vieillissant, les hommes et les philosophes perdent souvent un petit peu de leurs penchants révolutionnaires (quand ils en ont jamais eu...), pour souvent finir par une petite crise de bigoterie à la fin de leur vie...
De Bergson, on connaissait certes déjà quelques lubies; comme Freud, il croit dur comme fer à la télépathie (cf. un des chapitres de "l'énergie spirituelle"), et il est tout aussi persuadé de l'immortalité de l'âme, au point d'aller soutenir - un peu aussi pour le plaisir du paradoxe - que nos souvenirs, contre toute évidence, se situeraient en-dehors de notre cerveau, dans la durée pure (cf. Matière et Mémoire).
Oui, mais à côté de ces éléments un peu fantaisistes, que d'analyses brillantes et serrées, appuyées sur une connaissance encyclopédique des recherches médicales / biologiques / psychologiques de son temps!
Or, ici, dans "les 2 sources", presque plus aucune citation, la pensée semble en roue libre, comme si, libérée des contraintes de la littérature scientifique, elle pouvait se laisser aller, et comme si les questions morales et sociales n'appelaient pas elles aussi des démonstrations rigoureuses.
Car c'est bien là que le bas blesse: ici la "lubie" religieuse phagocyte tout le livre, au point qu'il n'y a plus grand chose à sauver. Tous les raisonnements semblent ad hoc, peu étayés. Bergson avance que le "mysticisme" (dans la définition certes large qu'il propose de mouvement de reconnexion avec l'élan vital - et donc in fine avec la volonté de Dieu) est à l'origine de toutes les avancées morales; d'accord, mais alors, qu'il nous donne des exemples précis! Des preuves historiques sérieuses! Mais nulle trace de cela malheureusement, car il s'agit là non d'une véritable démonstration, ni d'une découverte rationnelle, mais bien du développement d'un pré-supposé malheureux. De même, on atteint des sommets de mauvaise foi lorsque Bergson "démontre" que tous les "mysticismes" du monde entier et de tous les temps n'étaient que des mysticismes "incomplets". Bah oui, parce que, vous voyez, seuls les mystiques chrétiens - et le Christ avant tout - ont vraiment droit à ce titre. "ça se voit pas que nous les chrétiens, nous sommes une civilisation incomparablement supérieure???"
Enfin, par son élitisme forcené ("il n'y a que quelques élus qui guideront les veaux matérialistes que nous sommes vers la vérité!"), par son refus de reconnaître à l'intelligence et à la rationalité la moindre vertu morale et politique (Platon, Rousseau, La Renaissance, Les Lumières, etc., entre autres, sont assez royalement ignorés), et même par son absolu mépris pour le règne animal, qui ne serait en gros là que pour rappeler à l'homme qu'il lui est incomparablement supérieur (au point où Bergson en vient à caricaturer le contenu même de l'évolution créatrice, à se caricaturer lui-même), ce livre fait tout pour nous tomber des mains sans qu'on sache vraiment si l'on doit rire ou pleurer.
Dernier point qui tend à fausser le raisonnement de Bergson: celui-ci, malgré toutes ses dénégations (et elles sont nombreuses tout au long de l'ouvrage) tend systématiquement à "personnifier" la nature et à lui prêter de quasi-raisonnement assez complexes et poussés (cf. la "fonction fabulatrice" qu'elle aurait mise en place pour contrecarrer l'intelligence..). A mes yeux, Bergson ne respecte même plus ici ses propres conceptions de l'évolution créatrice, qui faisaient de l'élan vital une poussée vers l'avant, une source d'indéterminé et d'innovations imprévisibles...et non pas la simple force téléologique qu'il devient dans "les 2 sources".
Pour conclure cette (trop) longue critique, quelques points positifs cependant (parce qu'il y en a quand même, Bergson oblige), en vrac:
- Bergson critique à raison la thèse de la "pensée primitive" de Lévy-Bruhl, en mettant plutôt en avant le rôle de l'éducation;
- Le livre a au moins pour mérite de clarifier le positionnement du "Rire" dans la doctrine bergsonienne, œuvre qui semblait quelque peu isolée jusque-là. On comprend alors que le rire décrit constituait en fait un mécanisme défensif de la "morale close";
- Enfin, la distinction elle-même entre "clos" et "ouvert", sans être bien exploitée je pense dans les 2 sources, demeure malgré tout il est vrai assez stimulante; la description de groupes sociaux "clos" qui se construisent et se définissent en opposition les uns par rapport aux autres est très juste.
C'est malheureusement bien peu pour un livre de 340 p. et je conseillerai aux non-complétistes de Bergson de s'en tenir à ses premiers ouvrages (jusqu'à l'évolution créatrice inclus). Ici, le vieux philosophe a perdu en route le charme et le mordant intellectuel qui donnait toute leur valeur à ses précédentes œuvres.