Novalis écrivait dans une note préparatoire aux Disciples à Saïs :



Quelqu'un y parvint — qui souleva le voile de la déesse, à Saïs. — Mais que vit-il ? Il vit — merveille des merveilles — soi-même.



La déesse vénérée à Saïs, c'est Isis, que l'on a associé à la nature. Pierre Hadot a dédié un gros ouvrage au voile d'Isis, image qui a hanté durant toute son histoire la pensée européenne et, tout particulièrement le tournant des XVIIIe et XIXe siècles, quand le monde s'apprêtait à tomber sous la domination de la science moderne. Plus spécifiquement, c'est au sein du romantisme allemand, dont Novalis est l'un des premiers représentants, que l'image a été abondamment méditée et commentée. L'image du voile d'Isis est à rapprocher de la sentence d'Héraclite : « La nature aime à se voiler. » (selon la traduction qu'en donne Pierre Hadot) Pour Heidegger, la conception de la vérité comme dévoilement est celle qui a dominé la pensée occidentale jusqu'à Descartes, qui redéfinit la vérité comme certitude, pierre angulaire de la modernité et véritable basculement historique (ou « historial » si on veut rester fidèle à son expression).


Là se situe le nœud de ce texte. Pressentant, avec une intuition funeste que notre détestable époque accrédite chaque jour, la ruine du monde à venir, la déchéance de l'homme et de la nature, le premier romantisme allemand a été comme un sursaut avant la chute, un cri d'alarme, une dernière insurrection. Un élan désespéré, plein de vie et de passion dont, probablement, nous pourrions nous sentir proches aujourd'hui, nous qui nous situons à l'autre extrémité du cercle, et donc au plus près de l'origine. Alors fasciné par les progrès de la science, on se croyait proche, à la fin du XVIIIe siècle, d'enfin arracher le voile d'Isis, de percer à jour dans toute sa clarté la Vérité de la nature. C'est le sens de l'entreprise cartésienne : apprécier la vérité, grâce au doute méthodologique, comme certitude, c'est s'estimer capable d'arracher le voile, d'écarter les parts d'ombre, de repousser l'ambigüité d'un incertain clair-obscur. C'est, in fine, reléguer le mystère hors de cet ici-bas terrestre, ne le confinant éventuellement qu'aux cieux divins, et brandir l'espoir d'une domination accomplie de la nature par l'homme : « devenir maîtres et possesseurs de la nature » selon la propre expression de Descartes. Il ne suffirait que de découvrir le mécanisme caché derrière l'apparence des choses et de l'employer aux fins heureuses que nous voudrions poursuivre : triompher de la faim, de la maladie et, pourquoi pas ?, de la mort. « Il vaut mieux pour les hommes que tout ce qu'ils souhaitent ne se produise pas » prophétisait il y a plusieurs siècles de cela Héraclite...


C'est contre ces prétentions démesurées, et contre la dévitalisation de la nature et de l'homme qu'elles supposent, que se dresse ce texte, les Disciples à Saïs, hélas resté inachevé à la mort précoce de l'auteur (Novalis est mort à 28 ans en 1801). Un texte assez obscur, relativement difficile à interpréter, qui ne se livre pas nécessairement à la première lecture, et plus subtil qu'il ne peut le paraître (ainsi que le romantisme en général, que nous avons pris l'habitude, sans doute par hostilité avec l'Allemagne dans le contexte que l'on sait, de réduire à une mièvre caricature en France). La forme en soutient cependant très bien le propos :



Celui qui veut bien connaître l'âme [de la Nature], doit la chercher en compagnie du poète : c'est là qu'elle est ouverte et que s'épanche son cœur plein de merveilles.



Texte poétique, mais en prose, les Disciples à Saïs joue sur la richesse du langage, la force des images, l'élan des émotions pour, non pas, par la précision du langage technique sec et aride, cerner le fait, mais, par la justesse des mots, faire sentir l'idée — ce qui suppose cela dit d'y être réceptif, et de se tenir disposé à cette réception. Le jeu des images, des formules énigmatiques, des impressions, maintient l'idée elle-même dans un clair-obscur incertain, laissant libre-cours à l'interprétation, à l'inspiration imprévue, à la pensée méditative — à la visite des dieux, pour reprendre la belle formule de Heidegger. Il ne peut y avoir d'idée absolument claire dans un monde qui ne l'est pas, ou, plus exactement, qui se présente pas ainsi. Il n'y a pas d'idée, de structure, de mécanisme à chercher derrière l'aspect : l'aspect se suffit à lui-même ; la chose, en se livrant à l'homme, se dit elle-même, et se livre dans l'entièreté de ce qu'elle peut suggérer au regard humain :



On ne comprend pas le langage parce que le langage lui-même ne se comprend pas, ne veut pas comprendre ; le vrai Sanscrit parlait pour parler, parce que la parole était son plaisir et son essence.



Loin de l'idéalisme aérien qu'on lui prête aisément (ou, peut-être plus exactement, sa pensée ne se résumant pas qu'à cela), Novalis défend une épistémologie résolument sensualiste. Assurément, et c'est au fond le principal reproche que l'on fait à une telle approche encore aujourd'hui, la sensation ne permet pas de pénétrer absolument l'intime vérité des choses, d'embrasser, dans une union parfaite, la Nature dans la totalité de son être. Mais est-il plus raisonnable de céder aux promesses d'une rationalité supposée capable de découvrir tous les secrets de cet ici-bas merveilleux ?



Personne n'erre plus sûrement, ne s'égare plus loin du but, que celui qui s'imagine connaître déjà l'étrange royaume et qu'il saurait sonder en quelques mots sa constitution profonde et trouver partout le bon chemin.



Le malheur du temps est bien de ne livrer qu'aux « chercheurs » seulement la nature, qui, « entre leurs mains (...) mourut, ne laissant que des restes palpitants ou morts. » L'interprétation scientifique, mécaniste en particulier, fige la nature dans les limites de ses analyses, ne permet pas d'en saisir la vitalité intrinsèque, le mouvement, le flux incessant s'écoulant dans l'éternel retour du même. La science est une entreprise de dévitalisation du monde.



Combien bizarre, que soient justement entre les mains d'hommes aussi morts que le sont les chimistes, et remis à leurs soins, les phénomènes les plus sacrés et les plus enchanteurs de la Nature !



Il ne s'agit pas, cependant, que d'une bouillonnante révolte du poète nostalgique d'un sacré disparu. Ce sont bel et bien les limites de la science elle-même dans sa capacité à connaître qui sont interrogées. De nos jours où la science se confond avec le vrai (ainsi sera dite « pseudo-science » ou « fausse science » toute science qui paraîtra dire le faux, indépendamment de la nature elle-même de la discipline en question, comme si, en postulant qu'un arbre doit nécessairement être vert, tout arbre qui ne paraîtrait pas vert n'en serait pas un), nous avons oublié qu'elle n'était qu'une façon parmi d'autres de connaître, déterminée par les propres limites de son approche particulière dont les principes ne sont pas, si je puis dire, tombés du ciel. Ce sont donc les limites du regard humain que souligne Novalis qui, dans le cadre de la méthode scientifique, ne permet que de saisir une infinité de « petites natures particulières », des bribes de connaissance isolées dans l'espace de la méthode et de la discipline qui les met à jour, et de l'individualité humaine qui la produit. L'entreprise, inévitablement, se heurte à l'infini :



Comme jamais on ne découvrira l'élément le plus petit d'un corps solide ni, jamais, la fibre la plus simple, puisque toutes les grandeurs vont se perdre par le haut et par le bas dans l'infini, ainsi en va-t-il des genres et des classes de corps et de forces ; on en arrive toujours, ici aussi, à de nouvelles espèces, à de nouvelles synthèses, à de nouvelles apparences, et ainsi jusqu'à l'infini. Elles semblent, en somme ne s'arrêter que lorsque faiblit notre zèle ; ainsi dépense-t-on le temps qui est très précieux en contemplations oiseuses et en ennuyeuses énumérations ; et à la fin, cela devient une véritable démence, un vrai vertige devant l'abîme effroyable.



Vertige que d'autres auteurs, plus tard, ont qualifié de nihilisme ou d'absurde, acte de compréhension de l'incompréhension d'un monde saisi par la raison, résorbé dans le néant de l'intolérable incertitude consécutif à une appréhension du monde faite uniquement dans la rupture nette du rationnel certain et du non-existant (la raison étant le « fond » (grund en allemand, utilisé pour traduire ratio) de toute chose, si une chose ne peut-être expliquée rationnellement de façon certaine, alors elle n'a pas de fond, elle n'a pas d'être, elle n'existe pas). Le risque, c'est ainsi bel et bien d'oublier l'unité de l'ensemble, et le frisson sacré que son appréhension fait naître au sein du cœur. C'est à la simplicité du regard et du cœur qu'il faut retourner :



Rares sont ceux qui s'arrêtent, paisiblement, dans la magnificence de ce qui les entoure, ne cherchant qu'à la saisir dans sa plénitude et dans ses enchaînement, ou qui n'oubliant pas, au-delà de l'analyse qui isole, les grandes chaînes brillantes qui relient ensemble les parties du tout et fournit ainsi le grand lustre sacré, se trouvent heureux dans la contemplation de ce joyau suspendu au-dessus des profondeurs de la nuit.



Mais le problème, dans cette « analyse qui isole », n'est pas précisément ce découpage de la nature en parties séparées en tant que tel, ce qui n'est après tout qu'une limite fondamentale de la connaissance humaine, nécessairement dépendante de la saisie que l'on fait du monde, et donc de la personne qui exerce cette saisie dans le contexte qui est le sien ; le problème est plus crucialement que cette compréhension séparée de la nature est comprise comme capable de dire la nature elle-même dans son ensemble, et d'ainsi livrer le fourmillement vertigineux de la nature dans son entière vérité à la détermination individuée qui en est faite, par le truchement d'une discipline ou d'un champ d'étude spécifiques exercés par un savant en particulier. Au contraire,



Il serait plus imaginable [que la Nature] fût le produit d'un concert incompréhensible d'êtres infiniment différents, le nœud merveilleux du monde spirituel, le point de jonction et de contact de mondes innombrables.



Aussi curieux que cela puisse paraître, c'est bien au poète que Novalis attribue le rôle de chercher la connaissance. Ou, à tout le moins, c'est semblablement au travail poétique qu'il décrit l'effort de connaissance qu'il prône. L'enjeu est d'approcher la « Nature des Natures » qui, en quelque sorte, lie, noue, rassemble l'ensemble des choses particulières qui se présentent à nous. La poésie semble être l'instance, la « Nature spéciale », qui relie l'homme à cette Nature des Natures, elle qui est capable de dire l'indicible dans un jeu de clair-obscur qui, à défaut de l'idée claire, rapproche de la sensation incertaine des choses voilées. Si la poésie est un effort de pensée méditative, la pensée n'est pas, pour Novalis, cette faculté de l'esprit détachée de la matière et que, précisément, on honore pour cette raison, étant entendu que la vérité ne réside pas dans l'apparence des choses telles que les sens trompeurs permettent de les appréhender. Au contraire, il y a une unité parfaite entre pensée et sensations, que Novalis décrit en une formule particulièrement lumineuse :



Elles s'éloignent, les pensées, en ondes vives et mobiles, du point où a été ressentie l'impression et se répandent de tous côtés, emportant le moi avec elle.



La sentence elle-même irradie de la force des mots, de la capacité de la poésie à saisir l'insaisissable que l'on pressent confusément. Contrairement à la représentation usuelle, la pensée ne provient pas du sein de l'individu mais lui est extérieure et, en quelque sorte, le « traverse », par une sorte d'immanence transcendantale, à partir de l'impression. La poésie est de cette façon l'instance, le nœud, de la pensée et de la sensation : l'effort poétique est en effet cet effort qui consiste à travailler, difficilement, patiemment, l'impression confuse et de parvenir, la structure organisée de la versification aidant, à la présenter au regard sous une forme compréhensible à soi-même comme à autrui, quoi qu'aisément nébuleuse et incertaine. Mais, de cette façon, la parole poétique ne se confond-t-elle pas avec l'incertitude mystérieuse du monde qu'elle produit ? (poiésis, en grec, signifiait autant poésie que production)



Il n'y a que les poètes qui aient senti ce que la Nature peut être pour l'homme (...) ; les poètes, dont on peut dire encore ici, que l'humanité se trouve en eux dans sa résolution parfaite et qu'à travers leurs transparences de cristal et leur mobilité, pure en toutes ses variations infinies, chaque sensation se propage de tous côtés.



Cette dernière citation invite à revenir à la note préparatoire que je reproduisais en exergue de ce texte. Pourquoi celui qui a retiré le voile d'Isis s'est-il vu lui-même derrière lui ? J'ai dû trouver chez Pierre Hadot une explication convaincante : la nature et l'homme sont le même ; ils sont tous deux l'Esprit. Cet Esprit n'est, autant que je puisse m'avancer là-dessus, bien que mes remarques précédentes semblent y conduire naturellement, pas une chose résolument distincte du monde. L'Esprit, c'est Tout, c'est l'unité du spirituel et du matériel ou, plutôt, leur superposition. L'Esprit irradie de la nature comme la lumière qui brille dans les feuilles des arbres, faisant comme paraître un quelque chose en plus inondant d'une sensation étrange la contemplation méditative. Or, en toute logique, s'il y a identité entre l'homme et la nature,



Il ne paraît pas sage de vouloir saisir et comprendre un monde humain sans être plein, soi-même, d'une humanité épanouie.



Mais



[L'homme] cherche ce que nous ne pouvons ni savoir ni deviner et depuis il n'a plus aucune émotion qui soit humaine.



La recherche scientifique, aussi frénétique puisse-t-elle être, aussi loin puisse-t-elle aller, ne parviendra jamais à donner un sens authentiquement humain ni au monde, ni à l'existence. C'est à l'intérieur de soi qu'il faut retourner, c'est du sein du cœur qu'il faut partir. L'homme, plongé dans le flux des choses, est traversé par l'immanence de l'Être avec lequel il communique par le biais de ses sensations — pour peu qu'il y soit attentif, c'est-à-dire, qu'il s'ouvre au monde. « L'homme habite en poète » déclarait Hölderlin, contemporain et compatriote de Novalis. C'est cette humanité profondément poétique de l'homme que la science moderne met en péril. Nous, qui sommes de l'autre côté du cercle, allons-nous, dans un brusque sursaut, une révolte salvatrice, redevenir humains ? Ou bien accepterons-nous de n'être plus que ces êtres machinaux étiquetés, surveillés, contrôlés, semblables à l'industrie furieuse qui écrase sous son joug d'acier une terre réduite à l'état de simples « ressources » humaines et naturelles ?


Heidegger écrivait bien plus tard que la science ne pensait pas. Novalis, lui, déclare que :



L'homme, en pensant, retourne à la fonction originelle de son être, à la méditation créatrice.


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le 4 oct. 2021

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