Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/10/les-doigts-rouges-de-keigo-higashino.html
Il y a un peu plus d’un an de cela, j’avais bien apprécié la lecture de La Lumière de la nuit (malgré ce titre…), gros pavé dû au maître actuel du polar japonais, Higashino Keigo, un auteur dont je ne savais alors absolument rien. Cette expérience très concluante, notamment au regard de l’acuité du tableau sociologique dressé par le romancier, m’incitait à prolonger l’expérience. Il y a quelques mois de cela, je me suis donc procuré un autre roman de l’auteur, en Actes Noirs cette fois : Les Doigts rouges (lui aussi adapté en téléfilm au Japon, tiens).
Question format, c’est un peu le jour et la nuit : là où La Lumière de la nuit était un bon gros pavé, Les Doigts rouges est un roman très bref, moins de 250 pages, et très aérées – et là où le précédent roman affichait d’emblée son caractère ambitieux en développant une intrigue complexe sur plus de vingt ans, Les Doigts rouges tient en quelques jours à peine. Si le machiavélisme est de la partie dans les deux cas, ce roman plus récent donne cependant bien davantage l’impression d’un engrenage fatidique, qui ne laisse aucune chance au criminel…
Et au-delà, en fait : c’est bien le propos.
Les Maehara forment une famille tristement banale, où l’indifférence à l’égard des autres l’emporte sur les vagues reliquats de sentiments, si même il y en a jamais eu. Akio est un père démissionnaire et un mari absent – un fils ingrat, aussi, qui ne goûte guère d'être contraint à vivre avec sa mère Masae, une veuve qui perd un peu la tête, aussi laisse-t-il à sa sœur Harumi le soin de s’occuper d’elle. L’épouse d’Akio, Yaeko, tient de la mégère frustrée par sa condition, ulcérée par la médiocrité et les tromperies de son époux, et presque naturellement hostile à l’encontre de sa belle-mère – elle reporte sur leur seul fils Naomi tout le poids de ses affections contrariées. Et ledit Naomi, quatorze ans, est un cas emblématique de hikikomori… mais le type violent, celui qui terrifie régulièrement les médias japonais.
Un jour fatidique, Yaeko appelle Akio à son bureau – où il enchaîne les heures supplémentaires non payées, car cela vaut toujours mieux que de rentrer à la maison. Il s’est passé quelque chose de grave… C’est peu dire : Naomi a tué une petite fille ! L'adolescent revêche ne dit pas pourquoi ni comment, mais sa culpabilité ne fait aucun doute ; sauf qu’il ne semble même pas comprendre ce que le mot « culpabilité » signifie, il se moque totalement de son crime, qu’il ne perçoit pas comme tel, et en reporte de toute façon la faute sur ses parents – il se réfugie dans sa chambre, comme de juste, et on ne le reverra qu’à peine en passant de tout le du roman.
Mais que faire ? Pour Akio, cela va de soi : Naomi a commis un crime, et, même si c’est son fils, il est tout disposé à le livrer à la police, qui ne manquera pas de comprendre ce qui s’est passé, et très vite ; ils n'ont pas le choix, de toute façon. Mais Yaeko furieuse multiplie les menaces (et les invectives à l'encontre de son lâche époux) : son fils n’ira pas en prison ! Et jouer la carte du trouble mental pour lui épargner la responsabilité pénale ne fonctionnera pas : où qu’il aille, il sera aux yeux de tous un tueur de petite fille ! Les gens sauront ! Akio est-il donc si veule et indifférent, pour condamner son fils à pareil sort ? Oui, Yaeko n’en a pas grand-chose à secouer de la gravité du crime : la seule chose qui compte pour elle est l’avenir de ce fils qu’elle ne parvient pas à gérer et qui n’éprouve rien pour elle, si sa puérilité s’accommode bien de la servitude maternelle – l’amae est du lot… Poussé dans ses retranchements, Akio commence par dissimuler le cadavre, laissé jusqu’alors à l’abandon dans un sac poubelle au fond du petit jardin des Maehara, dans les toilettes d’un square un peu plus loin ; mais l’enquête policière s’intéresse immanquablement à la petite famille naturellement dysfonctionnelle – et, tandis que Yaeko succombe de plus en plus à la panique, Akio songe à un moyen de se tirer d’affaire… une idée révoltante, qu’il avait délibérément refoulée jusqu’alors, parce qu'il savait, d'une certaine manière, qu'une fois qu'il l'aurait posément envisagée, il ne pourrait plus reculer et il lui faudrait la mettre en œuvre ...
Car l’enquête débute très vite, et progresse tout aussi rapidement. Akio n’est pas un criminel endurci – un père de famille lambda ne peut que commettre des erreurs dans pareilles circonstances ; les indices ne manquent donc pas qui, sans incriminer à proprement parler les Maehara, incitent du moins les détectives à s’intéresser à ce foyer désuni – et à tous ses membres, tous… Kaga Kyôichirô est un enquêteur doué – froid, méthodique ; cette affaire est l’occasion pour son cousin Matsumiya de se former au travail sur le terrain – ceci en dépit de la vague gêne qui persiste entre eux, due à l’indifférence manifeste de Kyôichirô concernant le sort de son père en train de mourir à l’hôpital, quand Matsumiya est lui très attaché à cet oncle qui avait fait office pour lui de père de substitution et de mentor…
Oui : la famille – c’est bien le thème central de ce roman. Et, comme dans La Lumière de la nuit, cela passe par une étude quasi sociologique de ce thème, brassant les représentations qui y sont associées, notamment par les médias. Nous avons parlé de hikikomori, et du type violent donc, éventuellement aussi d’amae ; nous savons que, chez les Maehara, il y a « trois générations sous un même toit », et en même temps que cette famille était il y a peu encore nucléaire et tout sauf traditionnelle ; nous avons aussi le portrait dysfonctionnel et pourtant si commun d’un époux qui travaille à l’extérieur pour gagner l’argent du foyer, enchaînant les heures supplémentaires, et d’un tempérament plutôt puéril et détaché, jusque dans ses relations extra-matrimoniales, tandis que son épouse doit se contenter d’un petit boulot d’appoint pour se consacrer autrement aux tâches domestiques, dans un environnement particulièrement ingrat, dont elle fait sans cesse le reproche à son époux, mais sans être capable d’y inclure son fils comme faisant partie du problème ; le vieillissement de la population et le sort des personnes âgées est une préoccupation affichée de nombre des personnages du roman ; la sénilité, tout particulièrement, est exposée, sur le mode le plus franc de la tendance à littéralement retomber dans l’enfance, etc.
Ce tableau, pas si froid qu’il en a l’air, car les Maehara, sans jamais vraiment susciter la sympathie, c’est même plutôt le contraire, n’en ont pas moins quelque chose d’humain qui ne peut que toucher (et tout particulièrement Akio, un très bon personnage, à la psychologie savamment développée), ce tableau, donc, est un des principaux atouts du roman. L’autre, c’est l’engrenage dans lequel sont pris les Maehara, et Akio au premier chef : l’enquête se rapproche toujours un peu plus d’eux, et ils doivent y réagir sous le coup de la panique – toujours un peu plus. Le méthodique Kaga Kyôichirô ne laisse pas passer le moindre détail, et, à terme, l’entreprise des Maehara visant à maquiller le crime de Naomi ne peut qu’échouer.
Et nous le savons – et ça n’est en rien un problème, bien au contraire. En fait, dans ce court roman, même si sa nature même de policier implique le suspense et les indices tordus, nous savons donc d’emblée que les choses vont mal tourner pour les Maehara et que la police connaîtra le fin mot de l’histoire, et nous savons aussi, bien avant que le roman ne le dise ouvertement, quel sera en définitive le plan d’Akio pour se sortir de cette sale affaire en épargnant Naomi ; et nous avons au moins une vague idée de comment les enquêteurs sauront circonvenir ce plan. Je crois sincèrement que tout cela participe d’un même atout – l’engrenage, avec ses connotations de panique et de manœuvres désespérées…
Pour toutes ces raisons, Les Doigts rouges est un court roman d’une lecture très agréable – ou plus exactement il est longtemps un court roman d’une lecture très agréable… Mais, hélas, pas jusqu’au bout.
Si j’étais un peu sceptique concernant l’évocation en miroir du sort du père de Kaga Kyôichirô, qui est donc aussi l’oncle de Matsumiya, un procédé que je trouvais un peu forcé voire grossier, et qui rallongeait inutilement un roman certes bref mais qui aurait peut-être gagné à encore un peu plus d’épure, le plaisir l’emportait largement durant la majeure partie du roman. Mais la fin… a tout gâché ? C’est d’autant plus triste que j’ai bien conscience, encore maintenant, de mon plaisir de lecteur avant cela !
Mais, oui, j’ai vraiment détesté la conclusion du roman… Notamment du fait d’une succession de twists dans les dernières pages, qui ne m’ont vraiment pas plu. Le premier porte sur l’indice déterminant permettant à Kaga Kyôichirô de mettre à mal le « scénario » conçu par Akio – c’est inutilement tordu, et assez peu crédible. Bon, ça n'aurait pas été déterminant... Mais le deuxième porte sur les implications de cet indice – c’est beaucoup trop tordu, au point où c’en est totalement invraisemblable, voire ridicule… Et là je me rends bien compte que la résolution de La Lumière de la nuit n’était pas irréprochable sous cet angle, mais ce n’était pas au point de me gâcher le roman… Hélas, un troisième twist résout l’intrigue parallèle à l’hôpital de la pire, de la plus affligeante et malhonnête des manières !
Tout ceci dessert considérablement le roman – mais il y a peut-être pire encore, et c’est que, au moment où ces twists s’enchaînent, le discours sur la famille change brusquement, et pour le pire : Higashino Keigo repeint tout le tableau, jusqu'alors si juste, à la moraline la plus rance et pénible, et d’une banalité affligeante. Comme dit plus haut, le tableau peu ou prou « sociologique » de la famille japonaise moderne qui constituait la structure du roman était non seulement pertinent, mais aussi étonnamment touchant – même au travers de personnages que nous n’avions aucune envie d’aimer ; en fait, leurs travers ne les rendaient que plus humains, et c’était là une dimension essentielle de l’intrigue, qui faisait que nous pouvions être touchés, écœurés, révoltés, affligés, etc. Sans doute ce tableau avait-il d’emblée des fondations trempées dans la morale, mais la morale et la moraline sont deux choses différentes – or, la fin du roman, c’est résolument de la moraline ; et ça pue un peu, et c’est définitivement grossier.
Ce ton très pénible, et l’invraisemblance agaçante et inutile des ultimes twists, s’associent pour diminuer considérablement la note d’un roman que je trouvais jusqu’alors tout à fait divertissant et intéressant, même sur un mode relativement mineur – ce qui n’avait à vrai dire aucune espèce d’importance.
Une déception, donc – même si je pense redonner sa chance à Higashino Keigo un de ces jours ; Les Doigts rouges me fait l’effet d’un roman tristement raté, mais il n’en contient pas moins beaucoup de bonnes choses – comme, dans un genre différent, La Lumière de la nuit. Qu’il gâche tout en définitive n’en est que plus rageant.