Nous, professeurs, nous passons des semaines entières à dire aux élèves qu'ils doivent faire des textes organisés, avec introduction, conclusion, trois parties, trois sous-parties, et tout plein de connecteurs logiques pour montrer la cohérence de l'ensemble.
Et puis on leur fait étudier Montaigne.
Et là, ils nous disent : "mais pourquoi lui il écrit n'importe comment et nous on n'a pas le droit ?"
Car Les Essais, c'est vraiment un texte foutraque. Énormément de réflexions qui partent dans tous les sens, de multiples annotations marginales qui ont été rajoutées au fil des relectures sans la moindre logique, des textes qui ne correspondent pas au titre des chapitres, des exemples latins ou grecs non traduits (ce qui prouve que le livre s'adressait à un public très lettré) et une écriture au fil de la plume, remplie de répétitions et d'à-peu-près. Pour ne parler que de ça.
Alors, forcément, ce désordre le plus complet ne facilite pas la lecture du livre. C'est un texte fastidieux, complexe, une sorte de labyrinthe à la Borgès où on trouve de tout.
Mais c'est également ce qui fait que ce livre est absolument unique dans l'histoire littéraire.
Pourquoi lire Les Essais de nos jours (si ce n'est par devoir de lycéen) ? Pour deux raisons majeures à mon goût.
D'abord parce qu'il en dit long sur son époque. Nous sommes à la fin d'un XVIème siècle particulièrement riche sur le plan intellectuel. La découverte d'autres peuples en Amérique, avec des cultures inconnues jusqu'alors, a beaucoup contribué à un climat de scepticisme. L'humanisme et sa redécouverte des Antiquités grecques et romaines a également nettement transformé la pensée européenne. Montaigne est le résultat de tous ces bouleversements philosophiques. Ses pensées, ses références, ses exemples sont des illustrations très frappantes des doutes et des questions de cette fin de siècle.
Ensuite, parce que ce livre nous permet de mieux comprendre un homme exceptionnel. Montaigne avoue que son seul but en écrivant Les Essais, c'était de se livrer lui-même, de donner une image de lui. Le résultat est à la hauteur de ce monument; On voit l'intelligence, on se fait l'image d'un homme qui se pose sans cesse des questions, qui remet tout en doute. On y assiste presque en direct au processus de réflexion philosophique.
C'est une émotion rare.