Dans cet ordre.

Première partie sans spoilers.

Avant toute chose, je préviens : mon militantisme se limite à traiter les gens avec respect ; je n'ai rien d'un expert ni d'un obsédé des questions de genres ou de discrimination. Il se peut donc que je n’aie pas toujours utilisé le terme adéquat aux yeux des habitués de ces question.

Cependant, personne sur SensCritique et presque personne ailleurs n’a mentionné les sérieux problèmes éthiques que pose la tétralogie de la Passe-Miroir. Je me permets donc humblement de m’en charger en montrant, exemples à l’appui, comment Dabos coche en apparence toutes les cases du Graal de la « diversité » (de genre, de « race », d’orientation sexuelle, de différence physique ou mentale…) si prisée de nos jours, pour mieux la nier ensuite.

En fait, lire La Passe-Miroir, c’est comme lire deux livres à la fois : un chouette roman de fantasy jeunesse, inspiré et vivifiant, et un pamphlet réactionnaire franchement douteux.

Premièrement, et il faut le dire pour commencer, la tétralogie de Christelle Dabos est la manifestation d’un esprit inventif et foisonnant, qui explique le succès de cette série : quatre ans après sa conclusion, j’ai été placé dans une file d’attente lorsque j’ai réservé le premier tome à la médiathèque ; une première.

On prend plaisir à découvrir les décors extraordinaires représentés avec art sur les premières de couverture, les diverses formes que prend la magie dans cet univers et à en soulever les mystères l’un après l’autre. J’ai dévoré les quatre tomes, incapable la plupart du temps de m’arrêter, alors même que tant de choses m’ulcéraient à la lecture.

Les qualités de la série ont été évoquées ailleurs plus en détail, donc je ne reviens pas dessus plus que je ne l’ai déjà fait : je suis là pour jouer les rabats-joie.

Comme l’a déjà remarqué quelqu’un dans une critique du tome 4, l’éditeur n’a absolument pas fait son travail, et cela se sent dès les premières pages des Fiancés de l’Hiver. Personnellement, je trouve ça un peu choquant quand on considère que c’est Gallimard, Le Grand Éditeur Français, qui a publié la série. C’est un manque de respect flagrant, tant pour le travail de l’autrice que pour les lecteurs.

Le style, d’abord, devrait avoir été corrigé en profondeur : Christelle Dabos fait des efforts, cela est sensible, notamment dans l’utilisation d’un vocabulaire recherché et dans le défigement constant d’expressions courantes (le pénible « soupière » pour « galère » ; l’amusant « elle était vraiment à côté de ses sandales », par exemple). Malheureusement, l’usage de certains termes et expressions est régulièrement maladroit, parfois carrément incorrect ou illogique (un exemple pas trop gênant dans le dernier tome : « un homme sclérosé autour d’un levier » ; belle tentative, mais ça ne veut rien dire).

C’est toutefois le souci le moins gênant, car ce qui aurait dû être repéré tout de suite par l’éditeur, c’est le problème de contenu, qui promeut de manière de moins en moins implicite au fil des tomes une blancheur aryenne ainsi qu’une conformité à un idéal de normalité physique et mentale, le tout enrobé d’une obéissance à des rôles genrés dans lesquels on doit apprendre à se fondre, de la même manière qu’on apprend à aimer Big Brother.

Ophélie, d’abord, évolue sur une Arche où tout le monde est pâle et roux (normal qu’ils soient tous pareils à cause de la consanguinité ; passons) et elle vit très mal d’être différente (bien plus brune que les autres) ; ce sentiment de malaise ne fera que grandir au fur et à mesure que son entourage se réorganisera autour de Nordiques blonds aux yeux bleus.

Dans ce premier volume, on se livrera occasionnellement au slut-shaming, à la grande joie d’Ophélie tandis qu’on s’acoquinera (avec un peu de méfiance il est vrai) d’un violeur en série (mais ce n’est pas grave parce que c’est ce qu’elles veulent vraiment au fond d’elles !).

Enfin, les premières pages nous vendent (ce qui m’a valu de supposer, avant vérification, que l’autrice était de quinze ans plus jeune qu’elle ne l’est vraiment) une héroïne asexuelle et aromantique. Que ne serons-nous pas démentis par la suite !

Filez directement en bas si vous préférez éviter des spoilers pour l’ensemble de la série.

L’arc d’Ophélie est en effet celui d’une jeune femme (la vingtaine ou un peu moins ?) qui réalise petit à petit que son manque d’intérêt pour « les garçons de son âge » n’est en fait qu’une phase, qu’elle dépassera progressivement grâce la virilité sur-masculine de son fiancé de l’hiver. Elle tombe amoureuse à la fin du second volume. Au cours du tome 3, et sans crier gare, elle se consume de désir et éprouve le besoin de s’envoyer en l’air dans les lieux et les situations les plus saugrenus, puis son cheminement atteint l’apogée lorsqu’elle apprend, dans le dernier tome, qu’elle ne pourra pas avoir les enfants que ni Thorn, ni elle, n’ont jamais voulus. Si encore la moindre de ces choses était en rapport avec l’intrigue, ou cohérent avec les personnages… mais ce n’est même pas le cas.

À la place, Ophélie va devoir non seulement abandonner son indépendance pour accepter que Thorn a besoin d’elle, mais aussi se laisser humilier, ignorer, brutaliser et « protéger » par cet homme qui dit l’aimer mais ne le montre jamais autrement que par de brutales étreintes (et qui a un complexe d’Œdipe insistant par rapport à sa tante, pour rester dans les clichés). Il est probablement révélateur que Dabos ne sache pas comment leur faire passer beaucoup de temps ensemble.

Les autres femmes sont reléguées au rôle de matrones : la tante Roseline en premier lieu, puis Berenilde qui cesse d’exister dès la naissance de son enfant (personnage par ailleurs extraordinairement inutile en fin de compte !), la « mère » Hildegarde… À l’inverse, tous les déboires de l’univers sont causés par de mauvaises mères comme les Doyennes d’Anima ou Dilleux. Admettons toutefois que ça n’empêche pas certains personnages de se forger une forte personnalité, au sein de ce rôle. Une véritable exception existe toutefois : Gaëlle, qui est certes sans cesse « convoitée » mais ne se limite jamais à être mère ou femme de quelqu’un.

Un couple homosexuel apparaît également dans le tome 3 : Blasius et Wolf cachent leur relation sans qu’on sache du tout pourquoi. Cela n’est cohérent avec rien de ce qu’on sait de Babel, où les seules vraies règles sont qu’il faut contribuer au bien de la cité et montrer honnêtement à quelle caste on appartient.

Il faut attendre le troisième tome pour que des personnages, disons « racisés », apparaissent et que les choses se gâtent en devenant plus explicites : le seul personnage extrême-oriental, qui apparaît dans le tome 3, n’est que rarement présente, mais heureusement on pense toujours à nous rappeler qu’elle ressemble à une « poupée de porcelaine » ou « poupée orientale », qu’elle est très docile et soumise, un peu comme un robot (dont au moins un exemplaire a plus de caractère qu’elle) et bien sûr qu’elle s’appelle Zen. Heureusement, elle n’est peut-être pas si fourbe que ça !

Puisque les deux derniers tomes se déroulent à Babel, un beau melting-pot, on trouve aussi un personnage typé indien (ou noir, la palette épidermique de Christelle Dabos se limitant à « pâle », « bronze » et « chocolat ») : le Sans-Peur-et-Presque-sans-reproche, de la part de qui Ophélie subit son deuxième viol plus ou moins symbolique au cours du même tome, et qui apparaît (physiquement) pour la première fois dans un chapitre intitulé « Le Fauve ». C’est bien de lui qu’il est question et non de son smilodon de compagnie, comme Dabos l’explicite à la fin dudit chapitre.

Pour compléter le tableau, on rencontre au chapitre précédent son fils, dont le nom, qui ne nous est jamais donné, est certainement Mowgli, puisque son pagne ne cache pas grand-chose de sa « peau chocolatée ». Ce petit garçon sera pris pour un singe par Ophélie un peu plus tard !

J’ai parlé au-dessus de viols symboliques : le premier est perpétré par Médiana, qui a une coupe garçonne et domine les garçons, mais dont le charme sensuel semble être l’arme la plus maléfique ; le second est donc celui du Sans-Peur, qui force Ophélie à se déshabiller.

Le tome 3, qui est décidément celui de toutes les différences, abonde en difformités physiques, puisque Thorn est désormais infirme, et qu’on fait la connaissance d’Ambroise, confiné à un fauteuil roulant par ses membres inversés. Déjà, rappelons que les personnages sont sans arrêt ramenés aux limites imposées par leur handicap : Ambroise se coince sans arrêt, comme la prothèse de Thorn qui se grippe ou tombe en miettes. Mais dès le premier tome, le plus maléfique de tous les méchants est le Chevalier, affligé d’horribles lunettes en cul-de-bouteille. Ophélie elle-même ne jette jamais un regard mais toujours un « coup de lunettes » autour d’elle ; heureusement, c’est parce qu’elle a pris l’apparence de l’antagoniste principale de la série, puisque son vrai corps est pâle et roux. Elle n’éprouve par ailleurs que du soulagement lorsqu’elle peut laisser Ambroise seul en montant des escaliers.

Place alors aux « déviations » mentales, qui culminent dans le volume final. C’est la zone la plus grise en ce qui me concerne, parce que Christelle Dabos semble tenter sincèrement de faire preuve d’empathie envers les détenus de l’Observatoire. Seul le cas de Thorn me paraît transparent : il souffre d’un TOC dans toute la seconde moitié de la saga, mais lui comme Ophélie, d’un accord tacite, admettent que c’est à lui de gérer cela tout seul en tant qu’homme viril.

Je ne sais pas vraiment quelle conclusion tirer de tout cela : Dabos fait-elle délibérément passer un message à ses jeunes lecteurs ? Ses opinions personnelles s’immiscent-elles dans les livres ? Ou sa tentative maladroite de faire preuve de « tolérance » en proposant un ensemble de personnages très divers est-elle trahie par des préjugés inconscients ? Peut-être son pastiche des descriptions de J.K Rowling est-il tout simplement incroyablement maladroit. Toujours est-il que rien dans la narration ou dans les thèmes abordés ne permet de penser que Christelle Dabos attend du lecteur ou d’elle-même le moindre recul.

On se retrouve donc avec une tétralogie qui assure aux jeunes filles que leur absence d’intérêt pour les garçons n’est qu’une phase, que les personnes qui n’ont pas l’air de caucasiens en bonne santé sont sûrement dangereux, mais aussi qu’il est souhaitable de tout faire pour un homme qui ne cesse de les ignore sauf pour les utiliser… Les garçons, quant à eux, seront rassurés sur le fait qu'être brusque et aussi distant qu'inexpressif est leur meilleur atout. Bref, des discours un peu trop familiers et qui fleurent bon l’extrême-droite.

DanGerous
7
Écrit par

Créée

le 29 mars 2023

Critique lue 24 fois

DanGerous

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