Les Gouffres de la cruauté est l'un des livres dont j'appréhendais le plus la relecture : j'en avais gardé le souvenir d'un bouquin fade et mal conçu, à la difficulté horripilante. Alors qu'en fait… c'est un bouquin fade et mal conçu, à la difficulté horripilante.


Comme souvent, il va s'agir de partir en solo vaincre un grand méchant qui menace un paisible royaume. Cette fois-ci, c'est Orghuz, un ancien seigneur de guerre qui vient d'être libéré de son emprisonnement séculaire. Personne ne peut le vaincre, sauf un descendant du premier roi de Gorak, Tancrède. On pensait la lignée éteinte, mais coup de chance, il en subsiste un rejeton qui travaille dans les cuisines du palais : c'est VOUS, bien entendu. En deux coups de cuiller à pot, vous voilà promu héros du royaume, muni de l'épée de votre ancêtre et envoyé aux fesses d'Orghuz.


Le premier problème du livre, c'est son cadre : Orghuz s'est réfugié dans les Gouffres Noirs, creusés sous la surface du royaume de Gorak. Autrement dit, c'est parti pour 400 paragraphes d'exploration de donjon ! Et le moins qu'on puisse dire, c'est que Luke Sharp est cruellement incapable de rendre cet environnement intéressant. Ses paragraphes sont laconiques, ses descriptions à peu près inexistantes, et les choix se résument beaucoup trop souvent à « voulez-vous prendre le tunnel de gauche ou le tunnel de droite ? ». Le labyrinthe de Minosaddurr représente ce qu'il y a de pire dans ce genre de littérature, une série de paragraphes de deux lignes avec de simples indications directionnelles en guise de choix. C'est digne du labyrinthe de Steve Jackson dans le Sorcier de la Montagne de Feu et c'est tout aussi insupportable.


Et c'est dommage, parce que le pire, c'est que Luke Sharp essaie pourtant bel et bien de le remplir, son monde souterrain ! Il y a toute une histoire autour des Sensitifs, des autochtones aveugles qui ont développé un langage tactile similaire au braille et des techniques de combat dans l'obscurité, mais… ça ne prend jamais. Les PNJ qu'on croise ne parviennent jamais à acquérir un tant soit peu de consistance, ils n'en ont tout simplement pas la place, et Sharp n'est pas de ces auteurs qui savent croquer un personnage d'une phrase bien placée. Ça vaut aussi pour Tabasha, la chatte qui accompagne le héros tout au long de l'aventure : sa présence n'est pas rappelée assez souvent, et quand elle l'est, ça tombe souvent à plat. Du côté des méchants, c'est la même chose. Orghuz est censé avoir sept lieutenants, les Khuddams, mais ils débarquent systématiquement de nulle part et n'ont pas de caractéristiques distinctives, ce qui les classe parmi les méchants les moins mémorables de la série, avec Orghuz lui-même.


La structure du livre n'aide pas. Elle est peu linéaire, avec pas mal de chemins possibles, ce que je considère généralement comme une bonne chose, puisque ça augmente la rejouabilité du livre. Ici, pourtant, c'est presque davantage un point faible tant l'aventure est mal conçue. Il y a des branches qui se rejoignent sans rime ni raison, on peut sauter d'un bout à l'autre du monde souterrain et je pense que cartographier ce livre est impossible si l'on ne s'appelle pas Maurits Cornelis. Cette construction à base de bouts de ficelle et de scotch rend les transitions d'une scène à l'autre souvent abruptes (le style de Sharp n'aide pas, bien entendu) et génère parfois des bugs mineurs.


Et puis, il y a la difficulté. Les Gouffres de la Cruauté doit compter parmi les bouquins les plus difficiles de la série, surtout à cause des règles. Il y a souvent des choix et des tests de CHANCE mortels, mais c'est loin d'être la seule arme dans l'arsenal de Luke Sharp, qui invente plusieurs autres façons de mettre un terme à vos tentatives. Il y a son jeu du « jette un dé deux fois et si tu fais un double TU MEURS », et puis il y a ses « combats à un coup », qui sont exactement aussi injustes que le nom peut le laisser entendre, et puis comme l'échec des Sceaux de la Destruction n'avait rien appris à personne, il ajoute un traître à la con à la fin du bouquin, où il est possible d'arriver sans être passé par le SEUL paragraphe qui offre un indice sur l'identité du traître. Je sais qu'à l'époque, les fans exigeaient des livres toujours plus difficiles, mais ce bouquin et d'autres de la série sont la preuve qu'il ne faut pas toujours écouter ses fans, surtout quand ce sont des garçons de 12 ans.


Je parlais des Sceaux de la Destruction un peu plus haut, et c'est approprié, parce que les Gouffres de la Cruauté me laisse la même profonde impression de gâchis : des idées intéressantes, un désir d'aller au-delà de la formule basique, mais des efforts rendus vains par une construction foireuse et une difficulté aberrante. Les deux partagent aussi le même illustrateur : concluons donc cette critique sur une pensée pour ce pauvre Russ Nicholson, qui illustrait probablement ces bouquins avec le même entrain qu'un Hyacinthe Rigaud auquel Louis XIV aurait demandé de le peindre nu. À l'époque de sa variole.


Post-scriptum : le 2 que j'avais mis à l'origine s'est changé en 3 quand je me suis rendu compte que, aussi sous-développées soient-elles, les idées originales qui figurent dans ce livre ont réussi à se faire une place dans ma mémoire. Je ne peux pas en dire autant de pas mal d'autres tomes de la série.

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le 16 oct. 2016

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Tídwald

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