L'histoire ou le jeu ? La plus grande partie des Livres dont vous êtes le Héros (LDVELH) semblent avoir choisi le second camp. Comment expliquer autrement le succès de la série Défis Fantastiques largement basée sur le concept du porte-monstre-trésor ? Ian Livingstone, auteur star de la collection, poussa le concept si loin que ses livres n'étaient plus que des puzzles, des "one true path" où le simple fait de tourner à gauche plutôt qu'à droite à un embranchement condamnait le joueur à l'échec. Il fallait donc recommencer l'aventure du début un nombre incalculable de fois, jusqu'à trouver l'enchainement exact de paragraphes voulu par l'auteur psychopathe.


Cette structure surexploitée avait fini par me lasser, adolescent. Ce qui me faisait rêver, moi, c'était la promesse des quatrièmes de couverture qui nous promettaient un contrôle sur notre destin à base de choix réfléchis. Une véritable aventure interactive.


Il y avait pourtant des LDVELH, plus rares, qui penchaient de ce côté, manifestant l'envie de raconter de véritables histoires. Le maitre de cette catégorie était sans conteste Joe Dever, l'auteur des Loup Solitaire.


Le premier opus de la série, Les Maitres des Ténèbres, était encore timide dans ses ambitions narratives. Il y avait pourtant un fantastique point de départ qui allait se révéler le germe d'un authentique univers de high fantasy: un jeune moine-guerrier Kaï devait survivre à l'invasion de son royaume par les forces du Mal pour prévenir son roi de l’anéantissement de son Ordre. Pas de donjon obscure et labyrinthique. De nombreux PNJ à rencontrer. Des retournements de situation. Une quête initiatique répartie en plusieurs volumes dont les péripéties seraient de plus en plus étoffées.


Près de trente volumes plus tard, Joe Dever décide de réécrire son premier opus et c'est cette version augmentée qui vient de sortir en français pour la première fois. Les visées littéraires se dévoilent dès les premières lignes: fini le vague contexte de la première version. Dever se permet d'enrichir sa trame de plus de vingt ans de diégèse soigneusement et patiemment construite. Tout cet univers, encore balbutiant dans les années 80, peut rétrospectivement innerver la première aventure de Loup Solitaire. Les lieux traversés sont enracinés dans un passé tangible régulièrement évoqué. Les personnages sont en interaction avec leur environnement dans un système qui mêle des bribes d'économie, de tradition et de sociologie.


Dever n'en fait jamais trop. Il sait qu'il y a aussi un jeu. Il n'est donc pas question de noyer le lecteur dans un trop-plein d'informations. Cependant, on ne sort toujours pas d'un certain manichéisme un peu agaçant par moment et l'inspiration du Seigneur des Anneaux se fait parfois un peu trop ressentir. Qu'importe: entre histoire et jeu, Dever atteint juste l'équilibre nécessaire à une parfaite immersion, et le plaisir ludique s'en trouve forcément décuplé.


Mais il y a un point faible de taille dans cette entreprise qui serait autrement particulièrement louable: la difficulté. Car Dever, comme Livingstone et des tas d'autres auteurs de LDVELH, a fini par se persuader qu'un livre-jeu n'était intéressant à jouer que si le lecteur souffrait de morts injustes et absurdement répétées. Cette tendance ne concernait jusqu'ici que les Loup Solitaire les plus récents mais, réécriture oblige, cette aventure originelle se retrouve contaminée à son tour. Et autant dire que pour une entrée en matière, la faute est d'autant plus impardonnable.


Le personnage que nous incarnons est encore faible et dépourvu d'expérience. Cela n'empêche pas l'auteur de truffer son livre de jets de dés potentiellement mortels et d'un boss de fin ridiculement puissant. Conséquence: cette introduction est devenue beaucoup plus difficile que les livres qui suivront, ce qui brise l'équilibre général de ce premier cycle de cinq tomes.


Ne retournons pas notre veste: l'expérience reste agréable, même pour les adultes, et devrait être tentée par tous les curieux en recherche d'un livre-jeu plus mature et profond que la moyenne et qui contient quelques authentiques morceaux de bravoure. De mon côté, cette lecture sera le prétexte idéal pour poursuivre ma découverte d'un univers que j'avais manqué à l'époque et qui a pourtant si durablement marqué ma génération.


Narration: 7/10 (Introduction réussie à l'univers)


Liberté d'action: 8/10 (Multiples chemins menant à la victoire)


Niveau de difficulté: 7/10 (Difficile)

Amrit
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le 15 déc. 2021

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