Les Mots
6.8
Les Mots

livre de Jean-Paul Sartre (1964)

Sartre a le malheur d’avoir une personnalité politique autant qu’un écrivain, son œuvre suscite des rejets et des incompréhensions plus souvent liées à la perception publique de sa personnalité et de ses engagements qu’au contenu de ses livres. Il faut dire que nombre d'imbéciles continuent de s'acharner sur sa dépouille, pourtant plus très fraiche, avec une hargne qui ne lasse pas de surprendre. Quarante ans après sa disparition il reste le parfait repoussoir intellectuel pour toutes les droites, dures ou molles, conservatrices ou libérales ; et la gauche s’en trouve comme embarrassée (on peut la comprendre). Ses provocations en ont fait une proie facile pour les simplificateurs et caricaturistes de tout poil, et une cible désignée pour tous les penseurs binaires et un peu bébête, comme Onfray, qui aiment à juger le passé depuis le confort du présent (et pourtant non, Sartre n'a pas juste été l'avocat des goulags contre Saint Camus et Saint Aron, sa position était sans doute intenable mais bien plus complexe qu'on ne le croit habituellement).
Je ne souhaite pas ici me poser comme l’avocat de l’homme Sartre, qu'une personnalité aussi ancrée dans son époque continue de susciter de telles passions c'est au fond un bel hommage et la preuve qu'elle n'est pas, n'en déplaise à ses contempteurs qui ne cessent de l’enterrer depuis quarante ans, une figure mineure et insignifiante. Ce qui est embêtant c’est qu’a force de débat stérile, on en oublie un fait très simple : c’est que ce penseur politique contestable, ce philosophe prolifique toujours brillant bien qu’un peu trop dispersé, fut aussi, et même d’abord, un très grand écrivain. Un des meilleurs prosateurs français du XXe siècle : son écriture est dense aussi riche en démonstration philosophique qu’en formules spirituelles et ironiques bien frappée. Le style de Sartre c’est une tension, difficilement saisissable (mais essayons tout de même) entre la grande prose française classique ou chaque mot semble pesé dans sa relation avec les autres pour former ces phrases parfaitement balancées avec ce ton détaché qui passe parfois pour de la froideur et une langue beaucoup plus concrète et physique attachée a des corps sensibles qui voient, qui touchent, qui sentent, qui souffrent et qui puent. C’est la langue que l’on trouve dans La Nausée, une langue qui s’attache à décrire une conscience du monde dans ses aspects intellectuelle et dans sa dimension physique. L'écriture de Sartre c'est la langue de Pascal mêlée à celle de Zola. Sa réputation de philosophe engagé éclipse au profit des idées abstraites qu’on lui soupçonne de véhiculer, la réalité d’une œuvre et d’un style insaisissable, ni tout à fait classique, ni tout à fait moderne, certainement pas d’avant-garde mais jamais, ô grand jamais, académique !
Dans Les Mots pourtant le style est délibérément harmonieux, mesuré et distancié en un mot classique. Il s’agit surement de l’ouvrage de Sartre le plus apprécié par ceux qui goutent le « beau style », c’est même parfois (souvent) tout ce que l’on en retient. C’est que dans son autobiographie Sartre adopte le langage, et même parfois l’optique, d’une certaine bourgeoisie intellectuelle, libérale mais pas trop, et c’est d’ailleurs ce milieu qu’il représente en faisant revivre ses grands-parents. Avec Les Mots il écrit dans un style qui semble pensé pour faire plaisir à son grand père, ce modèle de l'honnête homme libéral du XIXe siècle. Les Mots c'est donc en apparence un récit d'enfance, autobiographie ou mémoires : on nous offre un voyage dans le temps et dans une subjectivité en formation, avec son lot d'anecdotes amusantes, de portraits vifs et incisif brossés d'une plume acérée. Si les mots n'étaient que cela, les moyens littéraires, considérables, de Sartre en ferait déjà une lecture tout à fait valable mais aussi sans doute un peu vaine, juste un brillant exercice de narcissisme littéraire.
Beaucoup de lecteurs ne paraissent pas voir autre chose dans ce petit ouvrage, et pourtant Les Mots c'est tellement plus. Le style détaché et le prétexte autobiographique ne sont qu’un leurre, Sartre nous raconte son enfance et sa formation littéraire, et l’on pourrait aisément résumer Les Mots par : "Poulou devient écrivain". Il serait plus juste d’écrire "Poulou découvre la vanité de la littérature". On reproche souvent à Sartre de beaucoup s’aimer, ça va avec l’écriture autobiographique qui par nature peut difficilement éviter d’être auto-centrée, même lorsque l’on professe la lucidité. Mais Les Mots n’est pas seulement une autobiographie, c’est aussi un essai, non pas un essai sur Sartre, mais un essai sur la littérature par un homme qui a construit sa vie d’écrivain sur le modèle hugolien du « grand écrivain engagé dans son siècle » après s’être paradoxalement rêvé prosateur au beau style apparemment détaché du monde. Ces deux mythes ont en commun de postuler le pouvoir salvateur de la littérature, le grand écrivain assurant par sa plume brillante le salut du monde. Il est évident à chaque page que c’est un ouvrage écrit par un homme qui aime profondément les livres et qui sans doute vie et perçoit le monde, au moins en partie, à travers eux. Pourtant Sartre retourne ses propres armes contre le mythe de la littérature et du grand écrivain.
Sartre fut au XXe siècle ce que Victor Hugo fut au XIXe, sa conscience. Il en a épousé la grandeur et les errements. De Hugo on garde le souvenir d'un triomphe, son char funéraire traversant Paris jusqu'au panthéon, accompagné par tout un peuple venu rendre hommage au prophète de la république et au défenseur des misérables. Avec Sartre en 1980 c’est l’utopie révolutionnaires qui disparait, et tout une génération qui enterre ses idéaux.
Alors qu'il lui reste encore 16 ans à vivre durant lesquels il ne transigera jamais sur ses convictions et son engagement, Sartre avec Les Mots chronique déjà son échec. En deux parties, Lire et Écrire, il explique comment lui est venu l'amour de la littérature et comment par sa famille, et son grand père en particulier, il a été programmé pour devenir écrivain. Les Mots en dit aussi long que n'importe quel essai de sociologie sur ce que pouvait incarner la littérature dans le milieu bourgeois dans lequel Sartre à grandi. Il nous montre aussi comment les idées d'un vieil homme en viennent à investir l'esprit d'un enfant au point d'orienter toute sa vie.
Il peut être tentant de relever l’apparente contradiction entre la philosophie sartrienne qui fait de la liberté le cœur de l’expérience humaine, et cette peinture du déterminisme familial et social. Sartre en réalité se déconstruit lui-même autant qu’il déconstruit les croyances et valeurs du grand père. En débusquant les ambiguïtés du ménage de ses grands parent, de leur relation avec leur fille, sa mère, Sartre est fidèle à sa posture d’écrivain anti-bourgeois qui a renié sa classe ; mais il se contredit par l’usage d’un style hautement littéraire, une conception du bien écrire, qui est presque la propriété de cette bourgeoisie cultivée. Les mots se construit autour de ces tensions, Sartre explore ses propres contradictions. Lui le chantre de la littérature engagée démonte le mythe du salut par l’écriture qui sous-tend les vocations littéraires depuis les lumières. Impitoyable, l’ironie sartrienne n’épargne personne et surtout pas lui-même. Evidemment le petit Poulou est un enfant parfois agaçant, fat et orgueilleux, mais c’est que le Sartre lui-même le veut ainsi, dépeignant sans complaisance ses illusions d’enfant adoré des adultes. C’est d’ailleurs l’un des traits les plus saisissants de ce texte, l’absence de sympathie (sans que puiss pour autant parler de haine de soi) de la part de l’auteur pour ce qu’il fut, et continue quoi qu’il en dise à bien des égards.
Les Mots montre avec tout l’éclat d’un style éblouissant, la vanité de la littérature, et même la vanité de ce petit livre. Il n’y aura pas de salut par la littérature, celle-ci ne renvoi qu’a elle-même et a la fin l’écrivain, comme le roi, est nu : « tout un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». Sans doute est-ce un ouvrage plein d’orgueil, mais c’est surtout, je pense, un livre malicieux construit en trompe l’œil ou Sartre ne cesse de se jouer de son lecteur ; un texte protéiforme a la classification générique incertaine : mémoire, essai, roman, par moment presque un pamphlet. Les Mots est un chef d’œuvre tout en paradoxe : un livre de « droite » écrit par un gauchiste, une œuvre ironique écrite contre la littérature ou triomphe pourtant la littérature, le livre d’un grand écrivain qui s’attaque a son propre mythe et se révèle un prosateur exceptionnel.

Créée

le 5 mai 2020

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Dracula

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