« C’était l’après-midi de mon quatre-vingt-unième anniversaire, et j’étais au lit avec mon giton, lorsque Ali vint m’annoncer la visite de l’archevêque »


Il fallait que cet incipit fût cité, c’est maintenant chose faite. Cette phrase d’accroche a beau être l’une des plus citées de la littérature du XXe siècle ; elle a beau avoir perdu l’effet de surprise qui, invariablement, fixe l’attention du lecteur et suscite un désir presque maniaque de lire la suite, elle conserve toujours cette apparence d’incongruité qui la rend irrésistiblement drôle.


Avec une telle entrée en matière, la suite a intérêt à être à la hauteur, c’est le risque que l’on court à trousser ainsi une entame « saisissante dans le vif du sujet » comme le dit fièrement Kenneth Toomey le héros et narrateur de ce mastodonte romanesque (1014 pages dans l’édition française Pavillons Poche !). Et de fait La Puissance des ténèbres est un roman que j’ai beaucoup fantasmé depuis l’époque ou je l’ai ouvert au rayon librairie de « feu » virgin megastore et que saisi par cette première phrase je me suis laissé entrainé à lire une vingtaine de pages hilare au milieu des rayons sous le regard surpris des clients et la réprobation des vendeurs. Étant fauché à l’époque, je n’ai pas acheté le livre, mais je suis bien promis d’y revenir.


Au fil des années je l’ai eu plusieurs fois entre les mains avant de l’acquérir, puis je l’ai commencé, et arrêté, recommencé, arrêté à nouveau, continuer, puis arrêter et recommencer à nouveau… Toujours je revenais à cette première phrase incapable d’aller au-delà comme paralysé par la peur de ne pas voir concrétiser ses promesses. Le brillant de l’ouverture est effectivement à double tranchant capable de provoquer le désir comme de l’inhiber, il n’est pas seul responsable cependant. La présentation du livre comme un roman épique contenant tous le XXe siècle : une méditation métaphysique sur l’Histoire, la littérature, et le mal dans une perspective catholique, annonçait un programme ambitieux dont le sérieux contrastait avec le ton à la fois comique et artificiel du livre.


D’un côté ce que je lisais sur La puissance des ténèbres m’inviter a le traiter comme un chef-d’œuvre, et l’ampleur épique du projet et la promesse d’une œuvre dense et réflexive suscitaient ma sympathie, mais de l’autre je ne pouvais m’empêcher à la lecture de craindre l’outre pleine de vent. Lorsque je me suis enfin décidé à plonger dans cette masse intimidante d’encre et de papier, j’ai découvert que c’est précisément parce qu’il s’agit d’une outre pleine de vent que le roman de Burgess est un chef-d’œuvre.


Car La puissance des ténèbres s’il embrasse un siècle de littérature et de catastrophes politiques et religieuses évoquant ce que les critiques anglais appellent les « blockbuster novels », est un roman biscornu et baroque, avec tout ce que ce mot charrie d’ambiguïté. Comme toute uchronie c’est un immense jeu de miroir ou la fiction et l’Histoire ne cessent de se répondre et de se mêler jusqu’à la falsification. Surtout, le texte repose sur une tension entre la matière parfois très dramatique et présentée comme telle et l’emphase d’un style qui n’est jamais complètement mauvais, mais qui sonne toujours un peu faux. Ainsi les sentiments d’effroi, de pitié, ou les réflexions profondes qui devraient accompagné la lecture sont-ils toujours désamorcés, et les éléments qui devrait être sublimes comme ce prêtre italien qui devient pape sous le nom de Grégoire XVII qui voit le monde comme le lieu d’une bataille épique et terrible entre Dieu et Satan, le prix Nobel de littérature imaginaire Jacob Strehler, ou ce gourou meurtrier de masse littéralement possédé par le diable à la fin du roman, sont tous étrangement grotesques.


C’est que La Puissance des ténèbres est une parodie (cela peut sembler étrange de présenter cela comme une découverte, après tout le fameux incipit donnait déjà le ton, mais c’est tout l’art de Burgess que de nous convaincre pour un temps du sérieux de l’entreprise). Le texte est délibérément écrit dans le style addictif, mais souvent maladroit, plein de bizarreries amusantes et parfois ridicules de Toomey dont on ne cesse de nous dire qu’il est un écrivain de seconde zone populaire précisément parce que sa littérature est divertissante, mais résolument médiocre ne possédant que les apparences de la profondeur.


À partir des différents fanatismes politiques, littéraires, théologiques qui tissent la trame de son roman, Burgess élabore une grande machine à dégonfler les baudruches en tous genres. Un joyeux jeu de massacre dont personne ne sort indemne, orchestré par un narrateur dont la sincérité n’est jamais assurée et qui pourrait tout aussi bien affabuler une grande partie du récit. Si le conflit métaphysique de Dieu et de Satan est ici une réalité tangible, il est surtout un jeu cruel et vain entre deux épouvantails interchangeables et aussi destructeurs l’un que l’autre qui se déroule sous le regard désabusé d’un romancier superficiel amoureux d’une littérature qui lui ait à jamais inaccessible dans sa forme la plus haute.


D’une telle entreprise de destruction que peut-il rester au-delà du cynisme généralisé : un tour de force littéraire comique, dans la tradition du roman picaresque. Une parodie ou triomphe, jusque dans la maladresse calculée de Toomey, la souveraineté du style et le plaisir sans cesse renouvelé d’une fiction qui s’autodétruit pour renaitre aussitôt de ses cendres. Car l’un des attraits de La puissance des ténèbres c’est sa prolifération narrative. Chaque étape de la vie de Toomey devient une nouvelle histoire dans un récit sinueux, tout en tour et détour, qui ne cesse de dériver autour de ce qui est en apparence son sujet central : le problème du mal et le combat du pape Grégoire XVII contre les puissances infernales. Burgess s’inscrit dans la lignée du Byron de Don Juan : une épopée impossible, qui de digression en digression semble vouloir embrasser la totalité du monde jusqu’à devenir à force de parler de tout un poème sur rien, ou seul s’impose la puissance créatrice inépuisable du langage.

Dracula
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le 26 févr. 2022

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