Par Julie Coutu

Le roman s'ouvre sur une scène d'une beauté quasi irréelle. La pleine lune, l'arbre, la fille blonde en robe noire, le garçon agenouillé : Laura Kasischke parle d'une scène « empreinte d'une grande beauté ». Un tableau préraphaélite. Une Ophélie au bord d'un fossé empli d'eau noire. Ou encore « deux marbres. Parfaits. Classiques ». La symbolique a toujours été une des marques de fabrique de l'américaine. Du blanc, du noir, du rouge, ici volontairement exclu ; après tout, on entre dans une histoire de fantômes et d'ombres. Après s'être jouée des codes de l'anticipation dans En un monde parfait, Laura Kasischke s'attaque au très codé roman de campus, mâtiné d'un soupçon de gothique et sur fond de thriller psychologique, tout en échappant à la tyrannie du genre avec une élégance qui n'est pas sans rappeler celle de Joyce Carol Oates.

Enième variation sur le thème de l'innocence perdue, Les Revenants est un conte grinçant à la perversité étudiée, loin, très loin des Twilight et autres variations vampiriques, capable de relire les clichés les plus éculés pour mieux faire grandir un trouble insidieux, craqueler jusqu'aux façades les mieux établies de l'Amérique puritaine. La perversion chez Kasischke se niche là où on ne l'attend pas. L'accident sacrificiel offert en guise de prologue masque ainsi des abîmes de tromperie. L'histoire à première vue paraît pourtant simple : Nicole et Craig, l'oie blanche et le gosse de riche, un grand amour de première année de fac, et puis la nuit, l'alcool, la voiture qui dérape, la mort et l'oubli involontaire. C'est compter sans le fantôme de la disparue, qui hante les nuits du campus. Silhouette entraperçue, appels anonymes, intermèdes torride. La Camarde semble avoir totalement désinhibé la Nicole désincarnée. A moins que la blonde fragile, « LA jeune fille américaine », joues roses et Middle West, n'ait pas été exactement celle qu'elle semblait être ? Au milieu du campus, lieu d'expérimentations sociétales avec ses légendes, ses rites de passage, ses traditions, Laura Kasischke lève un faisceau de personnages archétypiques. Le coloc, la prof en attente de titularisation, la quarantenaire lesbienne, les filles de la sororité Omega Thêta Tau, le dealer, le doyen : tous ont leurs secrets, et recomposer l'histoire s'avère une tâche complexe. L'une des questions qui sous-tend le roman est celle de la connaissance (ou la méconnaissance) qu'a chacun de son entourage le plus proche, de la difficulté à lire à travers les apparences. Symbole du vernis de bonne tenue qu'il faut aller gratter pour découvrir quels abîmes de duplicité il recouvre, la maison familiale de Nicole Werner, illuminée pour Noël, ses parents et ses sœurs réunis au salon, entonnant des cantiques autour de l'orgue Hammond. L'image est parfaite, trop à l'évidence. Mais comment savoir ce qu'elle cache ?

A la différence des précédents romans de Kasischke, Les Revenants assume pleinement sa dimension « enquête ». La vérité nécessite qu'on aille la débusquer : pas questions ici d'attendre que le temps fasse seul son oeuvre. Le récit à la construction rigoureuse, décomposé en une multitude de moments, se trouve comme fragilisé par la course au savoir qui le sous-tend, le pousse à une accélération constante. Mais c'est également cette forme d'urgence, toujours à la limite de la rupture, qui lui donne son ton, toujours entre deux, et le rend difficile, pour ne pas dire impossible à lâcher. Dans un jeu d'illusions maîtrisé, entre non-dits, fantasmes, hantises et réalité, le bizarre qu'affectionne Laura Kasischke, bien qu'immédiatement offert, n'en est pas moins trouble. L'Amérique pudibonde et bien-pensante expose sa face cachée, amorale, cynique : haro sur les boucs émissaires. La mémoire, le passé s'effacent, au profit d'une insidieuse inconsistance. Loin des clichés, la mise en scène de la mort romantique permet la déconstruction d'un american way of life à l'innocence définitivement perdue. De là à imaginer que nous puissions tous être des revenants, le pas est vite franchi.
Chro
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le 29 août 2014

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Chro

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