Dick aurait bien voulu être reconnu comme un romancier, un vrai. Ce qui était encore loin d'être le cas en ce début des 50'. Pourtant, il vendait bien ses pulps de science-fiction au même moment. Alors pourquoi n'arriverait-il pas à publier un de ses textes réalistes ? Après Ô Nation sans pudeur, voici donc Les Voix de l'Asphalte, deuxième pavé romanesque du pape de la SF, du temps où la SF l'emmerdait un peu...
Le style d'écriture n'a pas grand chose à voir avec les nouvelles qu'il publiait à l'époque. Dick prenait de toute évidence son rôle de romancier réaliste très à coeur: ses personnages, et particulièrement son anti-héros, Stuart Hadley, ont de solides profils psychologiques. Il est facile de croire à tout ce petit monde et de s'y attacher. La crise existentielle de Hadley sonne juste; elle parlera à tous ceux qui ont déjà pataugé dans leurs propres ténèbres. La tension monte progressivement, de même que l'impression d'une Apocalypse intime, imminente. Le banalité du quotidien est décrite avec un luxe de détails qui en souligne la lente et inéluctable dégradation.
La justesse du décor posé – l'Amérique mi-insouciante mi-parano des années 50 – et la critique insidieuse posée par le romancier passent toutefois par des descriptions qui ont tendance à trainer en longueur et de longues suspensions dans l'action. Il faut le savoir, Les Voix de l'Asphalte se présente avant tout comme une réflexion méditative. La crise cathartique finale, édifiante, est le résultat d'un cheminement de pensée qui pourra paraitre interminable pour certains.
Inutile de le nier: oui, le roman est un peu trop long. Mais l'ennui est finalement rare face à l'incroyable justesse d'écriture de Dick qui n'avait alors qu'une vingtaine d'années. Tout parait crédible, les personnages, leur vie, le contexte, au point de presque confiner au documentaire sur la dépression d'un rêveur brillant mais déconnecté du monde qui l'entoure. Cette longue errance n'est d'ailleurs pas sans rappeler celle des héros de Dostoïevski; difficile de faire plus élogieuse comparaison !
Car il n'est pas simplement question de pleurnicher pendant 500 pages pour des queues de cerises. Le malaise d'Hadley répond à l'artificialité du monde de l'après-guerre, un malaise toujours valable aujourd'hui, tant le monde du roman semble proche du nôtre, à 60 ans d'écart. Le dégoût, la haine, la peur et les rêves d'Hadley n'ont pas de date de péremption. Comme Stuart, nous pouvons tous être dans l'attente éternelle de quelque chose qui n'arrivera jamais. Vous pouvez compter sur tonton Dick pour vous emmener jusqu'au bout de vos désillusions, si le voyage vous tente...