Presque vingt cinq ans après sa mort, Lester Bangs reste le rock critic ultime. La moustache slovène, un peu gras du bide, ivrogne notoire, réputé pour son hygiène douteuse engendrant un problème persistant d'odeurs corporelles et ses manières de rustres, Lester Bangs carburait de préférence au Romilar - un antitussif codéiné qu'il éclusait par flacons entiers. Ce qui ne l'empêchait en rien d'être, aussi, un authentique speedfreak, et de fait, nombre des pages qu'il a noircies au cours de sa courte existence, le furent sous amphètes. Ecrivain éruptif, toute sa vie il ambitionna de passer au roman, mais jamais il ne trouva le temps et l'énergie de le faire. Ne nous reste donc, en témoignage de son talent, qu'une palanquée de critiques rocks, qu'ils vomissaient parfois à pleins seaux, au rythme de cinq ou six par nuit. Belle performance, si l'on considère que les plus petites d'entre-elles n'émargeaient pas à moins de 6 000 signes, .
Si Bangs, donc, était un journaliste gonzo, parfois plus adulé que les rock stars qu'il interviewait, s'il arrivait que ces derniers s'enorgueillissent de se faire traîner dans la boue par ce trublion qui n'avait pas hésité à traiter Lou Reed "de pervers détraqué et de nain pathétique", il vous faut savoir que ce drôle de personnage était aussi un esthète du parfait, qu'il situait inflexiblement dans l'imperfection la plus totale.
Né en 1949 en Californie dans une famille de Témoins de Jéhovah pratiquant un arrièrisme jaloux et une séclusion confinant à l'imbécilité, Leslie Conway Bangs connaît une jeunesse erratique, marquée par trois événements notables : la mort accidentelle de son père - ivrogne aimant, mais châtré par une femme mystique -, la première fois où il entend à la radio I Want To Hold Your Hand des Beatles, et le viol collectif d'une jeune fille auquel il assiste, un soir où le désœuvrement l'a fait échouer dans le local du Chapitre des Hell's Angels de El Cajon, CA.
La mort de son père, amorcera son divorce d'avec les dogmes des Témoins de Jéhovah, l'écoute des Beatles lui ouvrira toutes grandes les portes du rock, la culpabilité d'avoir assisté sans rien faire au martyre de la jeune fille le poussera à entamer, sur papier, la quête d'un exorcisme illusoire qui sera le moteur de son écriture.
Nous sommes à la fin des années 60, et si le rock est encore neuf, il est un domaine qui l'est plus encore, c'est celui de la critique d'icelui. Jusqu'à la fin des années 60, la majorité de la presse musicale se résumait à une bouillie anodine où l'on s'intéressait surtout aux coupes de cheveux des idoles des jeunes. Après quelques tentatives faniques (d'ailleurs directement inspirées des revues qui inondaient le fandom SF américain - comme quoi on y revient toujours), c'est Rolling Stone qui va changer la donne. Lancé en 1969 par Jann Wenner, ce bimensuel va très vite trouver son public. La grande nouveauté de Rolling Stone, c'est son credo critique. Chaque membre de la rédaction est appelé à chroniquer tout disque qu'il entendra, et à le relayer - évidemment - dans les colonnes du journal. Le journalisme rock vient de naître, et avec lui ses premières stars, comme Greil Marcus.
C'est lui qui va décider de publier les premiers textes de Lester Bangs. Alors vendeur de chaussures à El Cajon, il ressemble à un avant-centre du St Etienne de la grande époque qui aurait lâché le ballon pour un peu trop forcer sur la binouse, et il ne vit plus guère que pour ses disques et les aperçus furtifs des petites culottes qu'il entrevoit en chaussant ses clientes. Et Lester Bangs va très vite se faire un nom. Son style, sa verve largement sous influence, sa sincérité et sa liberté de ton vont lui valoir une réputation sulfureuse. A tel point que pour préserver ses rapports avec les maisons de disques, Wenner décide de le virer début 72. C'est le moment où, à Detroit et dans le sillage de scène musicale de la ville (MC5, The Stooges, Mitch Ryder & The Detroit Wheels), Barry Kramer crée une nouvelle revue Creem, et qui se veut l'exact contre-pied de Rolling Stone. C'est pour eux que Lester Bangs écrira ses tous meilleurs papiers, et redéfinira les contours, encore flous, du métier de rock-critic.
Car ses papiers débordent largement du cadre un peu limité de simple chronique d'album. La lecture de ses textes porte témoignage du temps des changements. Mieux même, de celui de la désillusion. Enthousiaste, soutenant indéfectiblement que l'Art doit être jugé sur le ressenti, plus que par ce qui le constitue, il va vite s'opposer à l'institutionnalisation de la culture populaire. Une culture dont il défendra jusqu'à sa mort – par overdose accidentelle en 1982 - le droit à l'approximation et à l'imperfection, dès lors qu'elle sait donner plus qu'elle ne prend, et dont il jugera toujours en toute partialité. Car sa partialité était sa liberté d'auditeur, une liberté qu'il estimait, à juste titre, inaliénable. Cette imperfection, il la revendiquait aussi pour lui. Il lui est arrivé de brûler ce qu'il avait encensé (ou inversement d'ailleurs), car il n'avait pas peur d'admettre s'être trompé, ou avoir réfléchi sur un album. Il pouvait dire toute l'admiration que les Doors lui inspiraient, et deux mois plus tard traiter Jim Morrisson de "poète bozo" et d'ivrogne poseur. Mais toute sa vie, il n'a eu besoin d'aucune autre justification que d'avoir aimé, ou pas. Manière de se réapproprier l'Art et la culture, comme chacun en a le droit, voire le devoir. Bangs qui disait : "Il n'y aurait pas de héros si ces derniers étaient infaillibles. En fait ils ne seraient même pas des héros s'ils n'étaient pas de chiens perdus sans collier, des parias de la Terre. Par ailleurs, la seule raison de les mettre sur un piédestal, c'est de les en faire tomber."
Au-delà du fait que Jim DeRogatis se livre ici, et avec un certain brio - c'est à dire en évitant une servilité fanique de mauvais aloi -, à un exercice rare et ingrat, celui de biographer un critique, l'immense intérêt de ce livre c'est de mieux comprendre le paradoxe suprême de l'exegèse (le mot n'est pas trop fort parlant Lester Bangs). L'importance que la liberté d'aimer ou pas une œuvre peut revêtir pour un chroniqueur est inversement proportionnelle au relatif impact que cela aura sur l'œuvre en elle-même (sauf consensus d'évidences, il va sans dire). Que Bangs ait incendié Anthem of The Sun du Grateful Dead à sa sortie, n'a en rien empêché l'album de se classer sans problème dans le Top Ten des grands classiques de l'ère psychédélique. La réciproque est d'ailleurs tout aussi pertinente. Que le même Bangs ait hissé tout en haut de son panthéon personnel Metal Music Machine de Lou Reed n'en rend pas l'album plus écoutable pour autant. "Toute grande œuvre d'art à deux visages. L'un qui regarde vers le présent, et l'autre vers le futur. Vers l'Eternité." disait-il, et il aurait facilement pu ajouter que le critique, lui, ne se préoccupe finalement que du visage tourné vers aujourd'hui. Si les critiques de Lester Bangs on survécu jusqu'à nos jours (à la différence de celles d'un Philippe Manœuvre par exemple – douloureusement symptomatique de ce qu'est devenue aujourd'hui la critique musicale, inféodée à la mode et aux intérêts des maisons de disques, et qui ne survivent que le temps d'en lire la première phrase), c'est qu'elles ont une valeurs intrinsèques qui les font transcender leur nature première. Un paradoxe de plus, mais au point où il en est, ça n'est pas très grave.
Le franc-parler de Bangs lui aura valu quelques solides inimitiés, des brouilles passagères aussi, et parfois même il passera à deux doigts du cassage de gueule en règle, mais jamais il n'abdiquera son droit à un avis, et toujours il défendra pied à pied cette idée qu'une œuvre appartient à son public. Punk avant l'heure, son écriture erratique et surgonflée lui vaudra une place parmi le panthéon d'auteurs fétiches des Cyberpunks. Au point que Bruce Sterling lui consacrera une nouvelle, Dori Bangs, qui sera d'ailleurs nommée pour un Hugo en 1989.
Jim DeRogatis parvient ici à rendre un hommage intelligent à cet esthète trash, et fait toucher du doigt l'immense solitude de cet homme qui consacra sa vie à sa passion. Une solitude dont finalement il ne trouvait un écho que dans celle de ces artistes qu'il a aimés, disséqués et fréquentés.
"Ne me demandez pas pourquoi je recherche dans les groupes de rock des modèles pour un monde meilleur. J'imagine que ça m'est un jour apparu dans un moment de délire halluciné, et que j'ai pris ça pour une prophétie dont, depuis, je ne fais que rechercher l'accomplissement."
Et comme Tristram a eu la bonne idée d'inclure dans le présent volume un excellent inédit de la bête – Comment devenir un rock critic -, profitez-en : partez à la rencontre de Lester Bangs, et comme le jeune Cameron Crowe dans cette scène de Almost Famous, laissez-le vous dire ce qui, vraiment, est important.