Passion : n.f., du latin Patior : souffrir, endurer. "Action de souffrir ; résultat de cette action." (Trésor de la langue française)
Ce très court texte, qui se dévore en quelques instants, est une véritable autopsie d'une passion. Quel que soit le sens que l'on donne à ce mot. La passion d'une femme, dont on ne connaîtra jamais le nom, pour un écrivain dont on ne connaîtra que l'initiale (R). Zweig y démonte méthodiquement, avec une précision clinique mais humaine, tout le processus qui conduit à cette dépossession fanatique, et ses conséquences.
Une admiration qui, ici, commence avant même que la fille (13 ans alors) ne rencontre son romancier. Elle tombe amoureuse simplement en voyant ses livres, cette impressionnante collection de livres richement reliés sur lesquels elle aime promener sa main (première sensualité).
L'imagination aura une part très importante dans la construction de cette passion. Imaginer cet homme qui allait arriver pour remplacer des voisins honnis. Imaginer sa vie et combler ses absences. Imaginer ce qu'il aime ou n'aime pas. Et régler sa vie en conséquence. Ainsi, elle va apprendre le piano simplement parce qu'elle suppose qu'il aime, qu'il doit forcément aimer cet instrument.
Commence alors tout un processus où, petit à petit mais avec une constance qui impose le respect, l'héroïne va perdre inexorablement sa vie. Car cet amour en sens unique se transforme vite en absence de vie. Elle devient esclave de sa passion et n'a plus de vie à elle. Elle passe ses rares instants de temps libre derrière sa porte à espionner les allers et retours de son bien aimé. Chaque action se fait en fonction de lui. Et c'est là que l'amour devient une passion.

Une passion dans le sens de "souffrance". Car cette nouvelle est un texte particulièrement douloureux. La souffrance face à l'impossibilité d'un amour réciproque. Une impossibilité assumée par la jeune femme, qui se contente des bribes laissées derrière lui par un romancier qui semble appartenir à un autre monde.
Mais, peut-être plus que tout, une souffrance face à l'indifférence du romancier : "Tu ne me reconnus pas, ni alors, ni jamais : jamais tu ne m'as reconnue. Comment, ô mon bien-aimé, te décrire la désillusion que j'éprouvai en cette seconde ? Je subissais alors pour la première fois cette fatale douleur de ne pas être reconnue par toi, cette fatale douleur qui m'a suivie toute ma vie et avec laquelle je meurs : rester inconnue, rester toujours inconnue de toi."
La fille, devenue femme, a pleinement conscience de ses souffrances, mais la passion s'en nourrit en un goût masochiste d'auto-sacrifice : "J'étais en deuil et je voulais être en deuil; je m'enivrais de chaque privation que j'ajoutais à la privation de ta vue. Et surtout je ne voulais pas me laisser distraire de ma passion."
Une passion qui est aussi exclusive, dans le sens que, aveuglée par son obsession, l'héroïne rejette tout ce qui n'est pas son romancier. Rien d'autre n'existe pour elle, rien ne doit subsister à ses côtés. "je ne voulais pas me lier; je voulais à tout moment être libre pour toi. Au plus profond de mon cœur, dans mon être inconscient, vivait toujours ce vieux rêve enfantin que peut-être tu m'appellerais encore une fois, ne fût-ce que pour une heure. Et pour l'éventualité de cette heure, j'ai tout repoussé, parce que je désirais être prête à ton premier appel."

Il y a un autre sens au mot passion. "Rôle du sujet qui reçoit l'action" (Trésor de la Langue française). En gros, être passif. Et c'est aussi cela que l'on ressent dans ce personnage. Un être transformé en véritable fantôme, une femme dépossédée d'elle-même, qui agit de façon illogique, irraisonnée (car la passion est court-circuitage de la raison), uniquement guidée par son aveugle obsession. "Je ne pourrai jamais te dire comment cette idée me vint et si vraiment j'étais capable de penser avec netteté dans ces heures de désespoir ; mais brusquement - ma mère était sortie - je me levai et, telle que j'étais, en costume d'écolière, j'allai vers toi. Ou plutôt, non, le mot "aller" n'est pas exact : c'est plutôt une force magnétique qui me poussa vers ta porte, les jambes raidies et les articulations tremblantes."

Voici donc un texte formidable de profondeur et d'intelligence, mais aussi d'émotions. Une nouvelle qui, dès les premières pages, vous prend aux tripes et ne vous lâche pas. Une écriture simple qui dit des choses d'une grande complexité. C'est également là une des marques des grands écrivains : rendre accessible des notions extrêmement complexes, sans les simplifier, mais en employant le procédé littéraire pour nous toucher au plus profond.
SanFelice

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