Il est fort compliqué de se faire une idée quelque peu conséquente de la nature du héros ; sans doute du fait de la pléthore d’images qui nous en sont offertes. Face à cette confusion entretenue, le plus simple serait de conclure que le héros n’est que pure fiction et que le réalisme exige de nous une aimable médiocrité qu’il est toujours possible d’agrémenter de quelques «Retenez-moi ou je fais un malheur».
Toutefois, à la lecture du présent ouvrage, nous avons la surprise de découvrir au fil des pages ce qui ressemble bien à un héros tout à fait authentique, bien que peu conforme à l’image que l’on nous en donne habituellement. Aux vues des photos de l’époque qui nous en sont présentées, Fry ressemble à un jeune homme ayant atteint une certaine maturité de bon aloi (il a alors 33 ans) mais sans aucun signe laissant présager l’exceptionnel.
Qu’est-ce à dire ? L’héroïsme serait donc à la portée du plus grand nombre qui, malencontreusement, oublierait de faire le choix de cette option …
Venons-en aux circonstances qui, ici comme ailleurs, ne sauraient être négligées.
De mai à juillet 1935, Fry fit un séjour à Berlin et, alors que la plupart des gouvernements mondiaux en étaient à supputer l’intérêt des méthodes directives prônées par Hitler, ce qu’il observa ne lui laissa aucune illusion sur la nature pleinement criminelle du régime.
Aussi quand, en 1939-1940, les nazis et leurs alliés (dont Staline alors) s’emparèrent de la plus grande part de l’Europe, ce petit journaliste américain ressentit l’urgence absolue de s’impliquer et de faire quelque chose ; alors même que les États-Unis demeuraient dans un « Wait and See » froidement pragmatique. Ce fut au sein d’une petite organisation créée alors à New York pour venir en aide aux antinazis, l’Emergency Rescue Committee (ERC), qu’il allait trouver sa voie. Très vite, il s’avéra que c’était à Marseille qu’il fallait aller pour pouvoir être en mesure de faire quelque chose et que Fry était l’homme de la situation.
Varian Fry arriva à Marseille à la mi-aout 1940 et y concentra l’essentiel de son activité jusqu’à la date de son expulsion début septembre 1941. Et cette activité fut prodigieuse puisque, avec de très faibles ressources de départ, au nez et à la barbe de la police collaborationniste et de la Gestapo toujours plus présente, il permit à près de 2500 artistes, intellectuels et opposants de tous les régimes totalitaires européens, de fuir la mort quasi certaine qui les guettait alors. A noter que Fry, dépassant sans hésiter les cadres légaux qui étaient censés lui être impartis, usa pleinement de tout ce que pouvait lui offrir une nécessaire illégalité. On remarquera également comment en de telles circonstances, un homme sûr de son fait et déterminé trouve aisément de nombreux individus (hommes et femmes) prêts à apporter leur aide et à prendre de nombreux risques pour cela. Un démenti cinglant au soi-disant égoïsme incurable de l’animal humain.
Beaucoup craindront sans doute de trouver en ce livre un ouvrage de plus sur une époque qui leur semble tout à fait dépassée et qui a donné lieu à une multitude d’assez médiocres témoignages et livres d’histoire. Je les invite à prendre le risque de celui-ci ; ne serait-ce que pour se faire une idée de ce que peut bien être un héros réel. Éventuellement, pour songer à en perpétuer la catégorie en un temps qui va en avoir fort besoin.
On notera également que "Les dominants ont deux méthodes éprouvées pour les personnages historiques dérangeants. Soit ils sont purement et simplement ignorés, en toute connaissance de cause : c'est la méthode la plus courante. (...) Si l'on ne peut faire autrement, dans la mesure où leurs voix sont parvenues à trouver un écho, ou bien s'il apparait opportun de s'en servir dans la recomposition du consensus, on les recouvre d'une glose de commentaires qui les statufient dans la pose la plus adéquate au service de la fabrication du consentement."