On ne présente plus l'auteur Alan Moore et ce, depuis de nombreuses années, tant ses œuvres ont marqué durablement toute une frange de la pop culture. Mais si c'est avant tout dans l'arène des comics que le célèbre auteur britannique aura réalisé ses plus grands faits d'armes, de Watchmen à V pour Vendetta en passant par La Ligue des gentlemen extraordinaires, que penser de sa carrière d'auteur de romans, pourtant bien lancé avec la sortie ce 9 octobre de sa saga du Grand Quand, aux éditions Bragelonne !
Le Grand Quand, c'est le premier segment d'une saga de fantasy qui, aux premiers abords, semble somme toute standard. Prenant pied dans une Londres encore traumatisée par les ravages de la Seconde Guerre mondiale, le roman explore les affres de Dennis Knuckleyard, un jeune homme dépité par l’existence qui l'attend, à savoir travailler pour l'affreuse Ada Benson au sein de sa librairie. Alors que cette dernière l'envoie récupérer des livres auprès d'un client, Dennis va ramener, sans le savoir, un ouvrage venu d’un autre monde. Une Londres parallèle, dont l'existence n'est connue que par une poignée de personnes, qui craignent l’endroit autant qu'ils en sont fascinés. Accompagné de personnages hauts en couleur, du prince assyrien Monolulu, accro aux courses hippiques, à la mystérieuse prostituée Grace, Dennis devra tout faire pour rapporter ce livre maudit d'où il vient, au risque de perdre l'esprit…
Si Le Grand Quand emprunte une structure d'urban fantasy dont on reconnaît les éléments classiques (jeune héros en devenir, ville alternative, magie, cadre urbain londonien), cela ne doit pas duper le lecteur aguerri, car derrière cet épais volume de 400 pages, l'architecte Moore construit un récit fascinant, troublant et parfois déprimant qui ne laissera pas indemnes les amateurs comme les néophytes.
Quand, dans Neverwhere, Neil Gaiman imaginait sa Londres-d'en-bas comme un refuge métaphorique pour les miséreux des rues oubliés de tous, Moore construit ici une Londres à son image : chaotique, anarchique, glauque et gorgé d'humour noir comme une bonne tasse de thé ! Cet endroit fantastique, pendant chimérique de la capitale britannique d'après-guerre, se révèle être surtout un chaos d'images et de sons, une fractale explosive aux couleurs diaprées dont chaque élément constitutif, du trottoir au lampadaire, désire dévorer le visiteur inconscient qui ne saurait pas où il vient de mettre les pieds.
La grande qualité du Grand Quand par rapport à ses pairs, c'est bel et bien l'originalité de son monde aux lois irréelles et aux entités symboliques, appelées Arcanes, qui arpentent ses rues. Mais il faut aussi rappeler l'humour mordant et cruel de Moore, qui suinte de chaque dialogue et de chaque description des rues de Londres, ville fétiche de l'auteur, qui la décrivait déjà sous tous ses atours mystiques dans son comics From Hell. Les personnages sont aussi sujets à son humour acide, comme en ce qui concerne la funeste destinée de Dennis, qui ne peut échapper à cet autre monde et le subit davantage comme un fardeau que comme une splendide découverte. Le récit vogue avec une grande efficacité entre les tribulations de Dennis dans le Grand Quand, ses rencontres avec de nouveaux personnages comme Grace, ainsi que les altercations qui découlent de sa découverte de l'autre Londres.
Avec Le Grand Quand, Moore confirme autant son statut de scénariste immanquable de la scène comics, que celui d'auteur de fantasy à suivre de très près. Il ne nous reste plus qu'à attendre sagement le tome 2 des aventures du pauvre Dennis Knuckleyard et de cette chère Grace.