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le 25 juil. 2023
Médecine mentale et médecine organique
Comme la médecine organique, institutionnalisée, théorisée et formalisée longtemps avant elle, la médecine mentale s’est dotée, à un certain moment de son histoire, d’une symptomatologie, pour décrire chacune des formes des maladies dont la résolution lui incombait, et d’une nosographie, pour en analyser et restituer plus précisément les particularités. C’est ainsi qu’on vit apparaître, à la fin du 19e et au début du 20e siècle, et sous les plumes d’aliénistes et de psychiatres tels que Dupré, Delmas, Ballet ou Barbé, les premières descriptions de l’hystérie, de la psychasthénie, de l’obsession, de la manie et dépression, de la paranoïa, de la psychose hallucinatoire chronique, de l’hébéphrénie et de la catatonie. Si la manière de catégoriser et de décrire conceptuellement les pathologies mentales ressemblait alors de si près à celle dont usait la médecine somatique ce n’était qu’en vertu d’un rapprochement hasardeux opéré à partir de deux postulats, que d’aucuns jugeraient aujourd’hui insuffisants et fallacieux : le premier cherchait à faire des maladies organiques et mentales des essences préexistantes seulement décelables lorsqu’elles affleuraient la surface (on observait alors les symptômes caractéristiques de chacune), et le second, plus naturaliste, des sortes de taxons afin de les classer et, au besoin, de les subdiviser ; tous deux pris ensembles, une maladie, qu’elle fût organique ou mentale, devait ainsi être considérée comme une essence naturelle, physiologique ou psychologique, respectivement, manifestée par des symptômes spécifiques. Pour des raisons évidentes, ce parallélisme entre les pathologies mentales et somatiques devait connaître un destin funeste et reçu le coup de grâce au moment où émergea la notion de totalité psychosomatique : plus l’unité de l’être humain était envisagée, plus se dissipait, en effet, l’hypothèse de la maladie comme essence physiologique ou psychologique et plus s’imposait, au contraire, celle d’une totalité physiologique et psychologique. Sur ce nouveau modèle, la maladie mentale devenait ainsi une altération intrinsèque de la totalité psychologique, c’est-à-dire de la personnalité, et c’était selon l’ampleur des dommages provoquées sur cette dernière que devait être redécrites les maladies mentales ; de l’exposé précédent, ne restait plus alors que les psychoses, caractérisées par une perturbation globale de la personnalité, et les névroses, où seule une partie était affectée. La personnalité devint le terreau dans lequel allait se développer la maladie en même temps que le critère qui allait permettre d’en juger.
Pour plus pertinente qu’elle soit, cette nouvelle conception de la maladie mentale n’en demeure pas moins incomplète et réductrice. Aussi ne peut-on s’en satisfaire et doit-on chercher à s’en détourner. Si l’unité du corps et de l’esprit n’est plus à démontrer, n’en déplaise aux cartésiens, il est en effet, sinon absolument, du moins pour le moment, impossible de les atteindre l’un et l’autre par les mêmes chemins et les mêmes méthodes. Trois obstacles, nous dit Foucault, se dressent ainsi devant nous dès lors que l’on chercher à suivre les voies de l’esprit. Le premier gît dans l’incapacité même de la psychologie à fournir à la psychiatrie ce que la physiologie et l’anatomie offrent à la médecine : des outils à même d’abstraire des singularités de la totalité psychologique et donc de décrire, à moindre frais, les secrets processus à l’œuvre. A la place, la psychologie a créé le concept d’unité significative des conduites pour permettre à la psychiatrie de rendre compte, à travers chaque élément (rêve, crime, geste gratuit, association libre), de l’allure générale, du style, de toute l’antériorité historique et des implications éventuelles d’une existence. Le second obstacle réside dans la plus grande complexité en psychiatrie qu’en médecine de discerner distinctement entre le normal et le pathologique, du fait même de la notion de personnalité. Enfin, le dernier obstacle procède de l’interdépendance étroite qui lie le malade et son milieu et de l’impossibilité consécutive dans laquelle la psychiatrie se retrouve lorsqu’elle chercher à l’en isoler.
Ainsi, pour toutes les raisons suscitées, il apparaît impossible de reconnaître ni parallélisme hasardeux, ni unité complète et forcée dans les phénomènes de la pathologie organique et de la pathologie mentale. Au contraire, il appartient à cette dernière de s’affranchir des méthodes d’études de la première et de développer les siennes propres pour se garder de toutes incohérences et confusions.
La maladie et l’évolution
A ses balbutiements, devant l’apparente homogénéité de ses premières observations, la psychologie du 19e siècle s’empressa de proposer une définition négative de la maladie mentale (caractérisée par un manque) et de conclure, non sans tort, qu’elle résultait uniquement d’une perte de certaines fonctions de la personnalité. Tous les tableaux cliniques recueillis alors faisaient, il est vrai, état d’un même vide, d’un même déficit global. Pourtant, si la maladie abolit bien certaines fonctions, elle en restaure d’autres en les encourageant à s’exprimer plus fortement ; aussi offre-t-elle à ces dernières la place laissée vacante par les premières. « L’essence de la maladie n’est donc pas seulement dans le vide qu’elle creuse, mais aussi dans la plénitude positive des activités de remplacement qui viennent le combler ». Et si effectivement on observe, au terme de l’évolution de la maladie, une régression de la personnalité, c’est parce que, précisément, ses fonctions les plus complexes, instables et volontaires, c’est-à-dire ses acquisitions les plus récentes, se sont vues supprimées au profit des plus simples, stables et automatiques, caractéristiques de stades archaïques normalement dépassés. Ainsi, « la maladie n’est pas une essence contre nature, elle est la nature elle-même, mais dans un processus inversé ; l’histoire naturelle de la maladie n’a qu’à remonter le courant de l’histoire naturelle de l’organisme sain ». Toute la complexité de l’analyse de ces maladies réside alors dans la capacité à estimer le degré de régression et la profondeur où elles se sont fixées.
En 1884 (Foucault écrit 1874 dans le texte mais se corrige plus tard dans la frise chronologique), dans sa Croonian Lecture consacrée à l’évolutionnisme en neuropathologie et psychopathologie, John Hughlings Jackson reprit la notion de régression mentale à son compte et la présenta au Royal College of Physicians de Londres en terme neurologique. Plus seulement « essence de la nature dans un processus inversé », la maladie mentale devenait une « atteinte morbide d’un nombre plus ou moins grand de centres cérébraux supérieurs ». Sobrement intitulée Evolution and Dissolution of the Nervous System, cette leçon magistrale allait profondément marquer la psychiatrie du siècle à venir à travers ses plus illustres représentants : Sigmund Freud et Pierre Janet devait en effet s’en emparer et construire dessus leurs propres travaux. Le premier y trouva ainsi un robuste point d’appui pour bâtir sa fameuse théorie du développement libidinal, où chacun des stades (oral, anal, phallique et génital) constitue autant de virtualités pathologiques de l’individu, alors que le second, sur un mode assez semblable, quoique dans une perspective plus sociologique, y dégagea les bases de sa psychologie des conduites. Chez l’un, la névrose n’était alors qu’un retour à un stade d’évolution libidinal, chez l’autre, une abolition et une substitution de conduites élaborées par une société développée par des formes de comportement archaïque. Pourtant, si ces deux conceptions de la maladie mentale portèrent la psychiatrie plus loin que n’avait su le faire tout le siècle précédent, elles ne parvinrent pas à se dégager des chimères encombrantes dont elles héritèrent. La première résidait dans ce désir irrépressible de la médecine du 19e siècle d’attacher, à chaque maladie, un substrat pour rendre compte du processus pathologique à l’œuvre (la théorie microbienne y joua sans aucun doute pour beaucoup). C’était la libido chez Freud et la force psychique chez Janet. La seconde, plus problématique car inconsciente, cherchait, elle, à établir une forme d’équivalence entre la personnalité morbide du malade et celle, normale, de l’enfant ou du primitif. Le processus régressif de la maladie mentale renvoyait alors la personnalité du malade aux stades antérieurs de l’enfance ou des premiers âges de l’humanité. Or, si la première ne résista pas au 20e siècle et disparut d’elle-même, la seconde se montra plus sourde à l’analyse séculaire, quoiqu’elle souffrît néanmoins quelques modifications : face à l’évidence qu’un organisme, même malade, ne pouvait être réduit à une simple machine passive mais devait, au contraire, être considéré comme le siège d’une intense et incessante réorganisation interne orientée vers la restauration d’un équilibre perturbé, le processus pathologique de la maladie mentale glissa du simple retour vers une structure psychique originaire vers la composition d’une structure psychique originale. Plus seulement mouvement naturel rétrograde, la maladie mentale devenait ainsi création sui generis. Si morcelées, chaotiques et archaïques qu’elles paraissaient alors, les conduites, par exemple, d’un schizophrène, n’en demeuraient pas moins, dans ce nouveau paradigme psychiatrique (au sens où pouvait l’entendre Kuhn), les reflets fidèles d’une personnalité non moins dispersée, confuse et primitive, façonnée par la force démiurge de la maladie. Cependant, bien que la description régressive de la maladie permit à la psychiatrie de rendre compte de la direction vers laquelle semblaient s’orienter ses méfaits, elle n’augurait rien d’une quelconque hypothèse quant à son origine : si l’analyse évolutionniste offrit effectivement à la maladie mentale son statut de virtualité générale, c’est-à-dire de potentialité inhérente au mouvement même de l’évolution de la personnalité, il fallut attendre l’analyse historique de la maladie et du patient pour lui conférer son caractère nécessaire. Et une fois de plus en psychiatrie, c’est à Sigmund Freud que l’on doit ce glissement.
La maladie et l’histoire individuelle
A l’inverse de l’évolution psychologique, qui n’admet aucune tension entre le passé et le présent si ce n’est la dissolution du premier dans le second lors des processus pathologiques, l’histoire psychologique s’octroie, elle, un tel privilège. « Dans l’évolution, c’est le passé qui promeut le présent et le rend possible ; dans l’histoire, c’est le présent qui se détache du passé, lui confère un sens et le rend intelligible ». Aussi la régression devient-elle, dans ce double horizon évolutionniste et historique, une fuite intentionnelle hors du présent, une fugue dans un passé factice et imaginaire, dont l’origine doit être recherchée dans le présent, l’Ithaque retrouvée n’agissant en effet qu’à la façon d’un miroir tendu vers l’histoire. En offrant au sujet la possibilité d’irréaliser son présent, en réalisant à sa place son passé modifié, la régression se constitue ainsi comme un mécanisme de défense substituant aux dangers du premier, l’illusoire sécurité du second. C’est dans cette direction, et à travers le prisme des mécanismes de défense, qu’allait pivoter, sous l’impulsion de Sigmund Freud, puis de sa fille Anna, toute la psychanalyse du 20e siècle. Le nœud du problème demeure cependant non résolu : si la fonction protectrice de la régression a bien été identifiée, il en va autrement de la nature du danger qu’elle est supposée éloigner.
Le cours de l’existence humaine peut-être représenté, du moins sur le plan psychologique, comme une suite de conflits plus ou moins bien négociés. Nombreux dans une vie, ces derniers naissent le plus souvent de désirs contrariés et de besoins méprisés. Aussi, face à ces situations où l’individu, faisant l’expérience de la contradiction, se retrouve assailli de partis différents, l’art de la compromission se révèle-t-il généralement une solide planche de salut : comme le compas offre à l’homme de relever l’azimut, le compromis offre à l’homme de résoudre ses conflits. Mais il en est d’autres, distincts des précédents, qui, non contents de ne plier point sous le joug du compromis, ressortent grandis de leurs confrontations. Là où la contradiction était le fruit de l’expérience, elle en devient la graine. Là où se vivait une expérience de la contradiction, se vit une expérience contradictoire. Pour résumer, disons que deux cas s’offrent à l’analyse. Dans le premier, que nous qualifierons de normal ou sain, c’est l’ambiguïté d’une situation extérieure qui, en tant qu’elle présente une contradiction à un individu, suscite chez ce dernier un conflit ; conflit dont il ne parviendra à se défaire qu’à travers l’exercice du compromis. Dans le second, logiquement qualifié de pathologique ou névrotique, la contradiction n’émane non plus d’une situation extérieure ambiguë, mais d’une expérience intérieure vécue sur le mode de l’ambivalence. Une telle contradiction, précisément parce qu’elle est immanente et non plus transcendante, ne saurait naturellement être vaincu du dedans par le compromis. Aussi s’étoffe et se complexifie-t-elle en cherchant à se dominer. C’est au travers de ce second cas, emblématique des travaux de Freud, que se résout la question de la nature du danger : « tout comme la peur est réaction au danger extérieur, l’angoisse est la dimension affective de cette contradiction interne ». Ainsi, l’angoisse sourd derrière chaque type de maladie, et chaque mécanisme de défense, rigoureusement développé dans le passé pour s’en prémunir, répète inlassablement sa félonie dès que son spectre menace. Enfermé dans le cercle vicieux de ses mécanismes de défenses pathologiques, le malade est donc comme condamné à abdiquer ; en invoquant ses champions, le malade déterre également les vieux démons qui leur sont associés. On peut ainsi dire que la psychologie de l’évolution confère au symptôme de la maladie mentale (la régression), sa direction, alors que l’histoire psychologique lui donne son sens. Si les deux questions de la fonction protectrice de la régression et de la nature angoissante du danger qu’elle est censée écarter sont résolues, demeure néanmoins celle du pourquoi : pourquoi, face à une même situation, une même source d’angoisse, un même conflit, certains individus s’y soustraient quand d’autres, au contraire, s’y résignent et capitulent ? C’est que, comme nous allons le voir, l’angoisse, non seulement jaillit des situations ambiguës, mais encore les précède. Elle est leur résultante et leur composante, elle est leur a priori d’existence.
La maladie et l’existence
Il faut en dernier lieu, pour appréhender la maladie mentale à sa juste mesure, dans les profondeurs de sa morbidité même, quitter les positions surélevées des analyses évolutionnistes et historiques, et plonger dans le miasme et les ténèbres de la vallée. C’est à cette seule condition que les structures naturelles de la maladie et les mécanismes individuels du malade pourront être mis au jour. L’intuition, généralement honnie du champ scientifique, mais plus rapide et plus puissante que la logique discursive dans ce contexte particulier, nous servira de bâton de sourcier. S’il nous fallait recourir à une ultime métaphore pour résumer notre présente affaire, nous irions la puiser chez Pascal et dirions, qu’abandonnant le temps de l’analyse, l’esprit de finesse propre à la psychanalyse, nous procéderions en géomètre : il ne s’agit plus en effet de regarder dans l’usage commun pour en étudier les principes, déjà connus par ailleurs, mais de tourner la tête où les yeux n’ont point l’habitude d’aller pour en dénicher de nouveaux. « L’intuition, bondissant à l’intérieur de la conscience morbide, cherche à voir le monde pathologique avec les yeux du malade lui-même : la vérité qu’elle cherche n’est pas de l’ordre de l’objectivité, mais de l’intersubjectivité ». Continuons donc d’avancer et, sur le traces de Karl Jaspers, Marguerite Sechehaye ou Eugène Minkowski, suivons la méthode psychologique phénoménologique de la compréhension intersubjective pour nous rapprocher, aussi près que cela se peut, de l’essence du monde pathologique. Il s’agira de comprendre non seulement la conscience malade mais également l’univers pathologique dans lequel elle s’est établie.
La conscience que le malade a de lui-même en tant qu’individu malade prend différentes formes, selon la nature et la magnitude de sa maladie, mais ne s’oblitère, ne se renie et ne s’ignore jamais totalement, comme les poncifs du genre cherchent souvent à nous le faire croire. Evidemment, son regard sur elle-même diffère en lucidité de celui que la psychiatrie lui porte, mais d’aucuns soutiendraient pour autant qu’elle se serait effondrée, à la manière d’une étoile mourante, sous le poids de sa propre morbidité. Elle se vit au contraire comme une expérience résolument originale, sur un mode ambigu qui la placerait quelque part à égale distance des deux pôles les plus extrêmes de l’objectivité et de la subjectivité. Plus précisément, la conscience du malade se définit comme une « reconnaissance allusive, une perception diffuse d’un décor morbide sur le fond duquel se détachent les thèmes pathologiques ». Autrement dit, loin de prétendre marcher parmi les hommes ou au contraire flotter dans les airs, le malade admet volontiers l’eccéité de sa course mais se refuse à la marginaliser au point de l’isoler de son environnement (quelque anormale et singulière qu’elle soit, sa course ne croise pas moins celle des autres au détours d’embranchements et de croisements qu’on identifie comme des accès de lucidité). Dans cette perspective, la psychiatrie reconnait quatre niveaux de conscience malade, de degrés de subjectivité et d’objectivité variés. Dans le premier, bien qu’elle admette sciemment sa morbidité, la conscience malade la proscrit d’elle-même en tant que processus psychologique et la rejette, au contraire, aux frontières de son corps, dans la substance même de sa chaire, comme un processus sinon organique, du moins pseudo-organique. Dans le second, ne la séparant plus désormais de la sphère de la personnalité, elle lui confère, pour la maintenir à une distance raisonnable, une dimension temporelle, une origine dans le passé, un caractère historique : après de longues années d’évolution à bas bruit, et au prix de quelques inflexions manifestes interprétables comme autant de signes avant-coureurs, la morbidité se serait brusquement réveillée au gré d’un événement particulier, et aurait alors totalement envahi le champ de la personnalité. Dans le troisième, ce débordement est tel que, juxtaposé au monde réel, s’est constitué, de manière autonome, un second monde, morbide, mais encore différentiable du premier. Et ce n’est qu’en tant qu’elle parvient encore à tracer cette frontière que la conscience malade est encore conscience d’elle-même. Dans le quatrième et dernier niveau, ce qu’il restait de lucidité et de conscience s’est évanouie dans le brouillard de la maladie, comme si elle s’était diluée sous l’effet de sa propre saturation. Pourtant, même dans ces épaisses ténèbres, et dominant l’océan et son sentiment, subsiste une lumière, un phare : si confuse et archaïque qu’elle soit, la conscience demeure. La maladie mentale, quelle que soit son niveau d’abstraction ne rejette donc jamais complètement la conscience qu’elle a d’elle-même (cette conscience constitue d’ailleurs une des dimensions essentielles de la maladie).
Il s’agit maintenant, comme nous le disions plus haut, de s’attarder, non plus sur la conscience elle-même, mais sur l’univers morbide qu’elle s’est constitué et à partir duquel elle tire sa force et s’autoentretient. Là encore, quatre différents types de perturbations peuvent être distinguées et analysées séparément. On trouve d’abord les perturbations d’ordre temporelles. Chaque malade présentant un tel trouble expérimente, selon son mode, une temporalité qui lui est propre : certains verront ainsi le passé s’accumuler et se dresser devant eux comme un obstacle insurmontable alors que d’autres, au contraire, souffriront de le voir s’échapper. Dans d’autres cas, c’est l’espace, « comme structure du monde vécu » qui fait l’objet d’une déformation. Pour certains, les distances s’effondreront et les lieux, personnes et objets d’ailleurs se dresseront ici et maintenant quand, pour d’autres, ces derniers se détacheront de leur toile de fond et trancheront leurs liens mutuels. Mais la dimension spatio-temporelle (l’Umwelt) n’est pas la seule affectée par la maladie mentale. L’univers socio-culturel (le Mitwelt), également, en subit le courroux. Selon les sujets, l’Autre devient ainsi l’Etranger, l’homme sans visage, irréel, incertain, ectoplasmique ou, au contraire, l’Autre majeur, l’homme aux milles visages, banni et sans cesse retrouvé. En dernier lieu, cette perturbation peut se retourner contre l’homme et envahir sa sphère personnelle pour y modifier son rapport au corps. Dans le cas de l’anorexie, par exemple, il cesse d’être un élément de l’univers et un repère dans son immensité ; la vie, alors, ne s’appréhende non plus comme un séjour fini et corporel, mais sous la forme d’une existence décharnée, immatérielle et immortelle.
De ces diverses analyses évolutionnistes, historiques et existentielles, une définition de la maladie mentale semble s’imposer : tout à la fois tension entre le passé et le présent et submersion anxieuse par une contradiction interne vécue sur le mode de l’ambivalence, la maladie mentale peut finalement se résumer comme un retrait dans la pire des subjectivités (tournant le dos au monde des hommes, le malade se réfugie dans son monde privé) et une chute dans la pire des objectivités (exempt de tous repères dans ce monde qu’il s’est choisi, il se livre à sa juridiction et sa justice comme un condamné à mort au savoir-faire de son bourreau). Mais ces dernières considérations, si elles permettent de mieux appréhender la maladie dans son évolution organique et son histoire psychologique, ne rendent point compte, en revanche, de ses conditions d’apparition. Aussi faut-il nous en remettre, pour ça, à l’étude des cultures à l’intérieures desquelles les maladies sont reconnues comme telles, et donc à Durkheim, en France, et Benedict, aux Etats-Unis.
Folie et culture
Chacun à leur manière, Durkheim et Benedict développèrent, selon les canons de leur époque, une conception relativiste et culturaliste de la maladie mentale pour tenter d’en débrouiller l’émergence. Évolutionniste et statistique chez le premier, elle fit de la maladie mentale un écart à une moyenne et la considéra, comme Boutroux, relative à une phase, passée, ou à venir, mais toujours à contre-courant, de l’évolution de l’humanité. Anthropologique chez la seconde, elle en fit une virtualité de l’essence humaine tantôt négligée, tantôt méprisée de la culture dans laquelle elle émergea. Dans les deux cas, la maladie mentale se voyait caractérisée par sa facture négative et virtuelle par rapport à la réalité d’un groupe social défini. Mais nous ferions preuve de bien peu de rigueur et d’intelligence si nous refusions de voir dans cette définition, ce que Durkheim et Benedict conclurent dans leur conception relativiste : si la maladie mentale n’obtient sa réalité et sa valeur qu’au sein de la culture qui la reconnaît comme telle, ainsi en est-il également de sa définition ; elle est elle-même éminemment culturelle. Appréhender la maladie comme une déviance et, seulement même la nommer ainsi, n’a évidemment rien d’universel. D’autres cultures, plus primitives que la nôtre, trouvent en effet à ces conduites réprouvées chez nous, des fonctions et des statuts sociaux (chaman, thaumaturge, magicien) que d’aucuns ne sauraient juger négatifs ou anormaux. Car en réalité, et cela vaut aussi bien pour ces cultures-ci que pour la nôtre, la maladie mentale, loin de n’être comprise que sous son jour négatif et virtuel, n’est saisi dans son entièreté que sous l’angle de sa positivité et de sa réalité ; plus qu’une déviance du type culturel, elle en est une des manifestations : seule la forme qu’elle prend selon les cultures (pénétration religieuse, exclusion sociale) varie alors. Il s’agit donc, pour rendre bien compte des conditions d’apparition de la maladie mentale dans notre culture, d’y rechercher ce qui la poussa à la mettre au ban.
La constitution historique de la maladie mentale
Ce n’est que depuis récemment, et plus précisément depuis que le médecine/psychologie est devenue positive ou scientifique, que la folie s’est vu accorder un statut de maladie mentale. Jusqu’alors, la folie était avant tout confondue avec la possession, problème plus religieux que médical, nous en conviendrons. Mais, bien avant de s’en emparer définitivement au 19e siècle, et cela à deux reprises, la médecine s’immisça dans ces dernières considérations. La première fois, entre 1560 et 1640, ce fut pour calmer les ardeurs des derniers ordres monastiques qui entretenaient le bel idéal de l’Inquisition ; elle montra que les délires et pactes diaboliques relevaient plus de l’imagination délirante que de l’œuvre du diable. La seconde fois qu’elle s’y ingéra, entre 1680 et 1740, ce fut pour démontrer aux autorités ecclésiastiques que tous les phénomènes de l’extase, du prophétisme et de la possession avaient nettement plus à voir avec les divagations d’esprits tourmentés qu’avec la pieuse pénétration de Dieu. Les deux fois, elle intervint à la demande même de l’Eglise Catholique qui, ayant senti le vent tourné, s’était (enfin) décidé à faire le ménage dans ses rangs. Grand mal lui prit ; car ce faisant, elle encouragea malgré elle la médecine à poursuivre son grand œuvre et, par là même, à saper ses propres fondements ; l’expérience chrétienne toute entière s’en alla ainsi garnir la longue liste des névroses.
Avant qu’elle ne s’institutionnalisât et ne se dérobât aux yeux du public, et bien qu’elle fît de tout temps l’objet d’une médecine spécifique au sein d’établissement plus ou moins dédiée, la folie faisait partie intégrante des sociétés de jadis et de leur paysage culturel. Les manifestations de l’âge gothique (comme la Danse macabre du cimetière des Innocents ou le chant du Triomphe de la mort à Pise), le théâtre élisabéthain et celui de l’âge préclassique français ou encore l’ensemble de la littérature baroque sont autant d’exemples portant témoignage de cet étrange coexistence, dans les sociétés occidentales d’antan, du « sensé » et de « l’insensé ». Puis, au milieu du 17e siècle, les lignes bougèrent et le monde de la folie fut rattrapé par son funeste destin. Autrefois banal, visible au grand jour, inhérent à la société, et compris dans sa structure même, il devint un monde de l’exclusion et de la nuit. Partout en Europe, de grandes maisons d’internement (appelés Hôpitaux Généraux en France) sortirent alors du sol pour accueillir les nouvelles âmes déchues. Mais l’on n’y trouva pas seulement des fous. A leurs côtés, s’entassait tout ce que la société comptait d’indésirables ; pauvres, invalides, chômeurs forcenés, vénériens, libertins, criminels, et rebus en tout genre formèrent avec eux une communauté silencieuse, loin du regard d’autrui. C’est de cette cohabitation avec la lie de l’humanité que la notion de folie pris le sens qu’on lui connaît aujourd’hui. De cet amalgame d’individus méprisables, car ne satisfaisant pas, en réalité, aux critères de productivité en vigueur dans le monde bourgeois en devenir, mais se distinguant au contraire par leur oisiveté, jaillit celui de la folie : assimilée aux fautes, aux péchés et aux crimes qu’elle côtoie dans les maisons d’internement, elle se vit embarrassé de leurs attributs respectifs. Culpabilités morale et sociale devinrent ainsi son fardeau et sa raison d’être.
Un siècle plus tard, au milieu du 18e siècle, la donne changea de nouveau et, tant pour des questions de justice et de liberté que pour des raisons économiques, l’internement prit fin et les fous réapparurent dans l’espace public. Malheureusement, en cherchant à faire triompher la justice partout où elle fut bafouée et à rompre à tout prix avec l’ancienne oppression (la Révolution allait éclater), les réformateurs commirent l’erreur de laisser s’exprimer près d’un siècle de folie refoulée. Très vite alors, dès les premiers jours de la Révolution, on tâcha de réparer le mal causé par cet élan de philanthropie ; et, après réflexion, la seule solution qui s’avéra finalement la plus à même d’y parvenir fut celle autrefois condamnée. C’est ainsi qu’on rouvrit les portes des maisons d’internement et que les fous regagnèrent leur ancienne demeure. Mais cette fois, ils en devinrent les résidents privilégiés.
Désormais consacrées à leur seul cas, les maisons d’internement passèrent sous pavillon médical. Cependant, ce qui ressemble de loin à un progrès et une avancée majeure dans le sens de la vie, se révèle parfois, à l’examen approfondi, sa contradiction la plus extrême ; derrière sa charité de façade, la médecine dite humaniste et positive des Pinel, Tuke et autres Reil cachait en réalité son plus sombre visage ; reprenant les anciennes pratiques d’internement à son compte, elle les améliora (en l’occurrence, en les rendant pires encore qu’elles ne l’étaient) et en fit ses instruments de travail. Pour parvenir à ses fins, c’est-à-dire soigner la folie, comprendre gouverner socialement et moralement les fous, la médecine ne recula en effet devant aucune cruauté : privations alimentaires, humiliations, châtiments, elle alla même jusqu’à innover dans l’art de la torture en inventant des machines rotatoires destinés à faire perdre connaissance aux malades les plus opiniâtres ou des cages mobiles d’autant plus capricieuses que les individus enfermés dedans étaient agités. Autant de punitions infligées au corps au nom d’un « sadisme moralisateur » censé atteindre l’âme morbide qui s’y dissimulait. Longtemps resté lettre morte, quoique son modèle mécaniste dura un temps, le cartésianisme avait finalement triomphé de la médecine : l’union de l’âme et du corps avait vécu et chacun fit, à compter de ce moment, l’objet de considérations et de traitements différents (même les médecine arabe, moyenâgeuse et postcartésienne n’avaient encore faite de distinction entre les maladies du corps et les maladies de l’esprit jusqu’alors). La folie en tant que structure et dimension psychologique venait de naître. Mais elle ne vint pas seule au monde : tout un système de valeurs morales reliant la folie à une faute morale originaire et lui assignant un processus de culpabilisation et de régression justifiant l’infantilisation l’y accompagna en effet.
L’ensemble de l’essai ne résiste sans doute pas aux sempiternelles critiques qui sont généralement faites à son auteur : approximation historique, partialité, interprétations biaisées… En revanche, il jouit assurément des qualités qui font de lui le philosophe (plus qu’un philosophe il était un historien épistémologue) le plus cités et le plus repris au monde depuis deux décennies : mise en lumière de questions jusqu’alors négligées, approche politique de thématiques scientifiques, clarté du propos, élégance du style… Sur le thème de l’histoire de l’évolution des pratiques et des paradigmes en psychiatrie, psychologie et psychanalyse, domaines d’autan plus foucaldiens qu’il y insert quelques réflexions en termes de sexualité, de collusion savoir-pouvoir, de normalisation, de subjectivisation et de délégitimation du principe punitif et carcéral, il faudrait être ou un spécialiste, ou un érudit plus érudit encore que lui (être calife à la place du calife quoi) pour lui reprocher la moindre fraude intellectuelle. Pourtant, d’aucun ne serait suffisamment naïf pour soutenir qu’il n’en use point. Aussi lui donne-t-on le bon dieu sans confession quoiqu’étant conscient de la potentielle malice sous-jacente. Toujours est-il que Maladie mentale et psychologie, bien que mineur dans le monstrueux corpus de Michel Foucault, reste une introduction satisfaisante, abordable et agréable à lire son Histoire de la folie à l’âge classique.
Créée
le 5 avr. 2018
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